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de neuf pages in-octavo imprimées en petit texte. Jen citerais difficilement neuf lignes. C’est un superbe monument de ce que George Sand appelait, non sans fierté, sa loyauté d’honnête homme, et qui n’a de masculin que l’impudeur.

Le voyage de noces se fit à Majorque. Ce fut cette expédition fameuse dont l’auteur de Un hiver à Majorque nous a donné tout au long le récit, évoquant quelque nouveau cercle de l’enfer. On en connaît surabondamment toutes les péripéties : le climat, la nourriture, le manque de confort, provoquant un accès du mal dont Chopin se mourait lentement, et désormais tout Majorque fuyant le couple maudit, comme si le bacille de Koch eût déjà été inventé. Échappés à ce cauchemar, George Sand et Chopin décidèrent de passer régulièrement l’été à Nohant, l’hiver à Paris. Cela dura jusqu’en 1847. A Paris, ils habitèrent d’abord, rue Pigalle, deux pavillons dans un jardin ; puis deux appartemens dans le square d’Orléans (rue Saint-Lazare) où logeait pareillement Mme Marliani, comtesse comme beaucoup d’Espagnoles, et centre de tous les cancans. On n’avait qu’une cour à traverser pour aller les uns chez les autres. On faisait pot-bouille avec la comtesse espagnole. On recevait là une société la plus hétéroclite qui se soit vue à Paris, où tout se voit et rien n’étonne : des hommes de génie et des ratés, des artistes et des rapins, des femmes à talens et à aventures, des comédiennes et des matrones, des réformateurs, des poètes, des Berrichons et tout un lot de Polonais amenés par Chopin. Elisabeth Browning, qui s’y fourvoya, s’enfuit épouvantée : « George Sand paraît vivre, comme entourage, dans l’abomination de la désolation : des foules d’hommes mal élevés l’adorent à genoux bas entre des bouffées de tabac et en lançant leur salive, mélange de loqueteux groupés autour du haillon rouge, et de cabotins de dernier ordre. » Voilà bien la pudibonderie anglaise ! On n’était pas si prude, en France, du moins dans un certain monde. Nous avons le culte de la famille, et parait que l’existence avait pris une tournure toute familiale. « Pendant plus de neuf ans, écrit Wladimir Karénine, c’était une vraie famille qui vivait, famille unie et honnête, acceptée par tout le monde comme telle, quoique illégitime. » Surtout le demi-frère de George Sand, Hippolyte Châtiron, quand il était à jeun, « honorait » Chopin, qui, en retour, faisait violence à sa distinction naturelle pour pardonner à cet ivrogne ses grossièretés d’après boire. Tous les amis finissaient leurs lettres par la phrase sacramentelle : « J’embrasse Chopin, Maurice et Solange, » qui pouvait se diversifier en intervertissant l’ordre de ce trio. C’était trop beau. Cela ne pouvait