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grandi, s’est placé au premier rang des héros de sa race. Ce qui est sur, en tout cas, c’est que cette transformation de son art n’a pas été sans entraîner le sacrifice d’une partie des qualités littéraires qui lui étaient naturelles. Merveilleusement riches de pensée et d’action, ses œuvres en vers ne possèdent plus au même degré l’étrange et subtil parfum « poétique » qui, aujourd’hui encore, — et peut-être aujourd’hui plus que jamais, — jaillit pour nous de ses deux drames en prose, la Comédie non divine et Iridion.

Voilà du moins ce que semblent avoir senti ses compatriotes, à mesure que le recul des années leur rendait plus facile l’examen impartial de l’œuvre magnifique d’un écrivain dont l’influence ne pouvait plus désormais s’exercer, sur eux, sous la même forme qu’autrefois sur leurs pères. C’est comme si, peu à peu, Krasinski avait perdu à leurs yeux son ancienne signification de consolateur. d’ « avertisseur, » et d’éducateur politique, mais pour l’échanger contre une signification nouvelle, mieux appropriée aux besoins présens de leurs cœurs. De plus en plus, derrière l’apôtre « messianiste » d’une Passion surnaturelle de la Pologne, c’est comme s’ils s’étaient mis à admirer et à aimer l’incomparable poète, l’artiste de génie qui a su faire servir leur langue nationale à la création de figures et de sentimens, d’harmonies et de rythmes d’une beauté éternelle. Et je ne serais pas étonné qu’un jour arrivât même où le public polonais, tout en gardant aux poèmes en vers de l’auteur des Psaumes la respectueuse gratitude qui leur est due, consacrera surtout son effort à apprécier et à célébrer les fécondes vertus littéraires des deux grands poèmes en prose de Krasinski, — ces deux drames où nous voyons se déployer avec une liberté, une fraîcheur, et un éclat singuliers l’une des plus originales imaginations poétiques de tous les pays et de tous les temps.


Nous possédons en France une œuvre romantique, vivante et belle entre toutes, qui pourrait jusqu’à un certain point donner l’idée du genre, et peut-être même aussi de la portée littéraire, de la Comédie non divine et d’Iridion : ce sont les drames et « comédies » d’Alfred de Musset. Directement inspirés, l’un et l’autre, de Shakspeare et de Byron, avec cela imprégnés, plus ou moins à leur insu, du nouvel esprit « musical « du romantisme allemand, les deux poètes, malgré la différence profonde de leurs caractères, se sont trouvés amenés à poursuivre un idéal esthétique où l’on relèverait bien des traits communs. Et que si, sans nul doute, Musset a