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leçons de Mickiewicz au Collège de France, comme aussi de celui qui inspirait les ardentes et tragiques visions du Roi Esprit, l’épopée inachevée de Jules Slowacki. On sait en effet que, par un singulier phénomène de contagion inconsciente, il se trouve que les trois grands poètes polonais ont été imprégnés, presque simultanément, de ce que l’on serait tenté d’appeler la folie « messianiste. » Le spectacle des souffrances de leur patrie leur a suggéré l’idée que la Pologne se trouvait appelée à jouer, dans le monde moderne, un rôle équivalent à celui du Christ dans l’ancien univers païen : de sa « passion » allait sortir, croyaient-ils, un ordre de choses nouveau, une seconde « résurrection, » et qui, cette fois, amènerait sur la terre le règne bienheureux du Saint-Esprit. Mais, au contraire de Mickiewicz et de Slowacki, tous les deux poussés par l’enseignement de l’illuminé Towianski à concevoir ce triomphe du Paraclet comme destiné à détruire l’Église catholique avec tout le reste de l’ancienne société, Krasinski est, en somme, demeuré toujours un fils respectueux d’une Église au service de laquelle s’étaient, d’âge en âge, dévoués ses aïeux ; et cela seul aurait suffi déjà à rendre son « messianisme » moins extravagant et plus durable que celui de ses deux illustres confrères. Sans compter que, plus sage et plus « humaine » que la leur, sa doctrine était aussi infiniment plus belle : toute pleine de tendresse et de compassion, célébrant la sainteté de l’amour, s’élevant contre les querelles fratricides, enseignant au peuple polonais les vertus chrétiennes qui auraient de quoi purifier, rehausser, « diviniser » son martyre. On aurait peine à trouver, dans toute la littérature de l’Europe, l’exposé d’un idéal politique plus généreux que celui que célèbrent, par exemple, le Psaume de la Foi et le Psaume de la Bonne Volonté.

Oui, mais pourquoi faut-il que l’auteur de ces œuvres exemplairement grandes et touchantes, dès le jour où il s’est mis à écrire des vers, ait presque tout à fait cessé d’être un poète ? Il est devenu un orateur souvent enflammé, un frémissant pamphlétaire, surtout un prédicateur patriote et chrétien se dépensant tout entier à stimuler ou à maintenir, dans les cœurs polonais, des sentimens qui, peut-être, s’en seraient à jamais effacés si l’auteur anonyme de l’Aube et des Psaumes n’avait ainsi dépouillé son ancienne ambition d’artiste romantique pour entrer, à son tour, dans la lutte sacrée. Car je suis tout disposé à croire que non seulement Krasinski n’aurait pas pu s’empêcher d’employer son talent de la manière qu’il l’a fait, mais qu’en l’employant de cette manière, il s’est même personnellement élevé et