LE JUIF. — C’est lui-même, Excellence ! Il ne nous est arrivé que depuis une semaine.
HENRI (s’approchant). — A quoi donc réfléchis-tu ainsi, citoyen général ?
BLANCHETTI. — Voyez-vous, citoyens, le haut de cette montagne ? Je distingue parfaitement, avec ma lunette, des remparts, des fossés, et quatre bastions.
HENRI. — Oui, mais on aurait beaucoup de peine à s’en emparer.
BLANCHETTI. — J’y arriverai, mille millions de fois !
HENRI. — Et comment donc t’y prendras-tu, citoyen général ?
BLANCHETTI (pensif). — Tout en étant mes frères en liberté, vous n’êtes pas mes frères en génie ! Après la victoire, chacun connaîtra mes plans (Il s’en va.)
HENRI (à son guide). — Cet homme-là, je vous engage à vous en défaire, car c’est ainsi que commencent toutes les aristocraties.
UNE VOIX PARMI LES ARBRES. — Les fils de Cham envoient le bonsoir au vieux soleil de là-haut !
UNE AUTRE VOIX. — Allons, à ta santé, soleil, notre vieil ennemi, qui nous poussais vers le travail et l’humiliation ! Demain, en te relevant, tu trouveras tes anciens esclaves attablés devant un festin de princes ! Et maintenant, va-t’en au diable !
LE JUIF. — Voici une troupe de paysans qui s’approchent ! Fuyons !
HENRI. — Non, non, tu ne t’en iras pas ! Va te mettre derrière ce tronc d’arbre, et tais-toi !
LE CHŒUR DES PAYSANS. — En avant, en avant, allons rejoindre nos frères sous leurs tentes ! Là nous attendent des filles, là nous nous régalerons des bœufs abattus, ancien attelage de nos charrues !
VOIX D’UN PAYSAN. — Cet animal-là ne veut pas avancer ! Tout le temps, il traîne et résiste. Mais il faudra bien que tu marches, je te dis !
VOIX D’UN SEIGNEUR. — Pitié, pitié, mes enfans !
UNE AUTRE VOIX. — Rends-moi tous mes jours de corvée !
UNE AUTRE VOIX. — Ressuscite mon fils que l’on a fait mourir sous les verges !
CHŒUR DES PAYSANS. — Ce vampire buvait notre sang et nos sueurs, mais, à présent, nous tenons le vampire, et nous ne le lâcherons plus ! Oui, tu crèveras là-haut, sur cette potence, élevé au-dessus de nous tous comme un vrai seigneur ! Pour tes pareils, la mort ; pour nous, les pauvres diables, les affamés, les humiliés, pour nous la mangeaille, les bons vins, et les longues siestes ! En avant, mes frères ! (Ils s’éloignent.)
HENRI. — Il m’a été impossible de distinguer les traits de cet homme qu’ils emmènent !
LE JUIF. — C’est peut-être un ami ou un parent de Votre Excellence ?
HENRI. — N’importe ! Lui, je le méprise, et vous tous, je vous hais. Mais un jour viendra où la poésie dorera, transfigurera tout cela ! Plus loin, juif, mène-moi plus loin. (Ils s’enfoncent parmi les buissons.)
Les deux adversaires, le Comte Henri et Pancrace, se rencontrent et échangent leurs vues, dans une des scènes les plus importantes