Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 8.djvu/948

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

du drame. Mais comment donner l’idée d’un dialogue où les paroles nous touchent pour le moins autant par leur musique intérieure que par la force des sentimens et la beauté des images qu’elles évoquent devant nous ? Que l’on se représente ce que deviendrait, dépouillée du charme tout-puissant de sa langue, une scène de Lorenzaccio ou des Caprices de Marianne ! Voici du moins quelques « reprises » de ce grand duel :


PANCRACE (considérant les armoiries peintes sur les murs). — Si je ne me trompe, ces emblèmes rouges et bleus s’appelaient des armoiries, dans la langue des morts ! Il ne reste plus guère de ces images-là, à la surface de la terre.

HENRI. — Avec l’aide de Dieu, tu en reverras bientôt des milliers !

PANCRACE. — Voilà bien cette vieille noblesse, toujours sûre de soi, orgueilleuse, obstinée, se nourrissant d’illusions, et, faute de pouvoir croire en soi-même, croyant en Dieu, ou faisant semblant d’y croire ! Mais montrez-moi donc les tonnerres envoyés pour votre défense et les légions d’anges descendues du ciel !

HENRI. — L’athéisme est une formule bien vieillie ! J’attendais de toi quelque chose de plus nouveau !

PANCRACE. — Je ris de votre foi surannée parce que j’en ai une autre, infiniment plus forte et plus vivante ! Le gémissement douloureux des générations que vous avez foulées aux pieds, c’est lui qui a fait ma foi, tout de même qu’il m’a donné ma puissance !

HENRI. — Moi, j’ai placé ma force en Dieu, qui a donné l’autorité à mes pères.

PANCRACE. — Oui, et toute ta vie, tu as été le jouet du diable....Mais moi, je désire te sauver, toi seul !

HENRI. — Puisses-tu périr misérablement, en récompense de ta pitié pour moi ! Et moi aussi, je connais ton monde et toi-même ; j’ai observé, parmi les ombres de la nuit, les chants et les danses de ce troupeau d’hommes sur le dos desquels tu te hausses. J’ai vu tous les crimes du monde revêtus de robes fraîches, mais, sous leur déguisement nouveau, je n’ai rien découvert que ce qui existait déjà en eux voici mille ans : la débauche, la lâcheté et le sang. Et toi, je ne t’ai point vu, là-bas ! Tu ne daignais pas descendre parmi tes enfans, parce qu’au fond de ton âme tu les méprises ? Et bientôt, si ta raison ne s’effondre pas, tu te mépriseras toi-même. Ne me tourmente pas plus longtemps ! (Il va s’asseoir sous son blason.)

PANCRACE. — Oui, d’accord, le monde que nous créons n’a pas encore fini de se constituer ! Mais un jour viendra où il prendra conscience de soi et se dira : Je suis ! Et il n’y aura plus alors d’autre voix sur la terre qui puisse dire de son côté : Je suis !

HENRI. — Tes paroles mentent : mais ton visage immobile et pâle ne sait pas feindre l’enthousiasme pour une cause en qui tu ne crois pas !

PANCRACE. — Serviteur d’une pensée unique, chevalier-pédant, poète.