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Toujours est-il que Nietzsche ne fait en tout ceci que chercher des moyens beaux ou grossiers, pour que dans le mariage la femme soit « l’amie » de l’homme, le mari « l’ami » de la femme, de telle sorte que l’un ait un certain degré d’abnégation active à l’égard de l’autre et que ce soit réciproque. L’amour veut l’égalité entre deux êtres inégaux et la fusion entre deux êtres différens. Il en résulte « qu’il est plein de dissimulation et d’assimilation ; il trompe sans cesse ; il joue une égalité qui n’existe pas dans le réel. Cela se fait si instinctivement que des femmes aimantes nient cette dissimulation et cette douce duperie continuelle et prétendent que l’amour rend égaux, ce qui veut dire qu’il fait un miracle. Ce phénomène est très simple lorsqu’un des deux se laisse aimer et ne juge pas nécessaire de feindre, laissant cela à l’autre ; mais il n’y a pas de comédie plus embrouillée et plus inextricable que, lorsque tous les deux étant en pleine passion l’un pour l’autre chacun renonce à soi-même et se met sur le pied de l’autre. Alors aucun des deux ne sait plus ce qu’il doit imiter, ce qu’il doit feindre, pourquoi il doit se donner. »

Comédie charmante, du reste et sublime ; destruction de deux égoïsmes, chaque moi ne désirant qu’être l’autre moi et se renonçant de telle sorte qu’il n’y a plus de moi du tout : « La belle folie de ce spectacle est trop belle pour ce monde et trop subtile pour l’œil humain. » — Elle dure peu, du reste, et le monde peut reprendre son assiette et l’œil humain se rassurer.

Et enfin, quand on va au fond des choses, on s’aperçoit qu’il en est de l’amour comme de beaucoup d’autres forces humaines, peut-être de toutes, et qu’en son évolution, l’amour finit par être le contraire de ce qu’il est en son principe. Il commença par être avidité, désir de possession, désir de propriété ; il continue par être désir d’être possédé, désir du moins de vivre dans l’autre à la condition de sentir que ‘autre vit en vous ; il finit, chez quelques races privilégiées, par être une avidité à deux pour quelque chose qui n’est point eux et qui les dépasse, avidité de telle nature qu’elle supprime et égoïsme à un et égoïsme à deux : « Il y a bien çà et là sur la terre une espèce de continuation de l’amour où ce désir avide que deux personnes ont l’une pour l’autre fait place à un nouveau désir, à une nouvelle avidité, à une soif commune, supérieure, d’un idéal placé au-dessus