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la servitude. Au delà des faubourgs, la plate banlieue s’accidentait de pauvres hameaux reliant les métairies de cultures et de pâturages, et tout de suite après, s’ouvrait la pampa infinie, où les premières estancias, couvertes de bétail en liberté, formaient, sur une largeur de quinze ou vingt lieues, une zone de conquête précaire, que les Indiens saccageaient fréquemment en forçant la faible ligne des fortins. Au Sud, la ville était couverte par un médiocre cours d’eau, le Riachuelo que les marées de l’estuaire élargissent brusquement à l’embouchure, et qui, depuis la conquête, a joué dans l’histoire des invasions un rôle stratégique de premier ordre.

La ville, faubourgs et banlieue compris, comptait alors 40 000 habitans, dont les trois quarts étaient Européens (Espagnols) ou créoles de race blanche. Dans le quart restant, dominaient de beaucoup les nègres et les mulâtres, esclaves ou affranchis ; les Indiens et métis ne dépassaient pas le millier. Cette majorité européenne, ce haut titre ethnique, pourrait-on dire, était déjà la caractéristique de la population.

Les Espagnols constituaient en principe la classe dirigeante : hauts fonctionnaires, administrateurs, chefs militaires, gens de robe et d’église. Espagnol aussi le haut commerce, qui introduisait les articles européens et expédiait à Cadix les produits du pays sur les navires de registre. Pourtant, un groupe supérieur s’était formé des natifs issus d’Espagnols ; aussi nombreux, aussi riches que les péninsulaires, ils étaient de plus possesseurs du sol et, par là, patrons-nés de ces gauchos vaillans et demi-nomades, futurs soldats de l’Indépendance, qui couraient les estancias et s’y employaient à des besognes à cheval, tenant plus du sport que du travail champêtre. Beaucoup de ces « créoles, » — nom et qualité dont ils étaient déjà fiers, — ne se contentaient plus d’être les grands terriens ; ils pénétraient dans l’administration, l’armée, le barreau, briguaient les charges municipales en attendant mieux. Plusieurs étaient docteurs de Chuquisaca, la Salamanque sud-américaine ; d’autres, élevés en Espagne, en revenaient moins Espagnols qu’ils n’étaient partis, tout à fait dissidens d’esprit et de cœur, déjà « Argentins, » bien que le nom ne courût pas encore. Tour à tour urbains et ruraux, ils se mariaient jeunes, formaient des familles nombreuses, retenus au foyer par des femmes charmantes et dévouées, à l’âme douce et un peu enfantine, où la