Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/165

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Le 12 au soir, le vent avait sauté ; on parlait d’une lettre d’Elio à l’alcade Alzaga, où le farouche gouverneur dénonçait les vrais desseins de Napoléon, dont Sassenay était porteur, en connivence probable avec le Français Liniers. Ce fut le bruit léger de Basile, rasant le sol et pénétrant partout. Le lendemain, l’opinion hostile à Napoléon et à la France remplissait la ville, prête à éclater. Le vice-roi éventa le danger ; d’autre part, fort de sa loyauté, il convoqua les membres de l’Audience et du Cabildo pour l’heure de l’arrivée de Sassenay, afin qu’ils fussent témoins de l’entrevue et juges de la situation.

Ils étaient tous là, solennels, dans le grand salon, quand l’émissaire fut introduit, — toujours porteur de son inséparable valise, — entre le capitaine Igarzabal et l’enseigne Liniers. Après avoir fait constater que, pas un instant depuis son départ de Montevideo, Igarzabal, l’homme d’Elio, n’avait quitté Sassenay et que celui-ci n’avait communiqué avec personne, les deux officiers s’étant retirés, le vice-roi laissa le Tribunal procéder à l’interrogatoire. Le procès-verbal, rédigé par les deux procureurs fiscaux de l’Audience, existe encore. De l’enquête et de l’examen des papiers, il ne résultait rien de clair, si ce n’est le désir de l’Empereur de voir les Colonies espagnoles, et en particulier Buenos-Ayres, se ranger volontairement sous les drapeaux de la France, qui sauraient les protéger, quel que fût le sort de la péninsule, contre toute attaque extérieure. On fit sortir Sassenay pour délibérer. La résolution fut qu’il serait tenu au secret et rembarqué pour Montevideo, le soir même, dans les conditions où il était venu, mais que, par déférence pour la personne de Son Excellence dont l’émissaire avait été l’ami, il pourrait rester son hôte jusqu’au moment du départ. Sassenay rappelé objecta qu’il manquait de tout pour un voyage en Europe, à quoi il fut répondu que la générosité espagnole y saurait pourvoir, comme on le vit bientôt. Tous les papiers furent enfermés dans une cassette dont le vice-roi refusa de garder la clé. Son intervention, dit le document fiscal, s’était bornée à signer un ordre à Elio, pour que Sassenay fût embarqué sur le premier brick espagnol qui lèverait l’ancre, comme s’il prévoyait les conjectures et les soupçons malicieux qui allaient incriminer sa conduite.

La séance levée, le vice-roi, dont Sassenay devait partager la table, eut soin de faire rester aussi quelques-uns des personnages