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profondément le menu d’un grand dîner. Vous avez assisté au Conseil d’administration que préside impérieusement l’octogénaire Jolyon ; vous l’avez accompagné au théâtre, aux bains de mer, vous avez fait le tour de son club et de son hôtel ; vous y avez surpris la triste rêverie de sa solitude. Vous avez noté les différens aspects de sa personne, ce qu’il est avec ses frères, son fils, ses petits-enfans, — si méfiant, méprisant, cassant avec les uns, si simple, si sensible, si faible même, secrètement, avec les autres. Vous connaissez la terreur obscure que tous ces Forsyte ressentent à l’inacceptable idée de ce monstrueux scandale : un adultère dans la famille ; et vous avez compris qu’un mari trompé n’est pas un personnage comique en Angleterre. Vous les avez suivis à l’enterrement de la tante Anne, laquelle n’est morte qu’à seule fin que vous aperceviez, par-dessous les gestes mécaniques de la convention, les réactions profondes, devant le cadavre de l’un des leurs, de ces bourgeois si puissamment construits, de ces Anglais aux mains prenantes en qui la vie et l’illusion sont si fortes et si tenaces, pour que vous sachiez ce qu’est leur idée de la mort, comme vous savez ce qu’est leur conception du bonheur, de l’honneur, de la morale, de la religion, du mariage, de la famille, de l’amour, de l’art, pour que vous possédiez toutes les caractéristiques de leur espèce, qui est nombreuse dans leur pays, pour que vous compreniez bien ce qui s’y combine, par une de ces associations paradoxales des contraires qui sont le fait et l’œuvre de la vie, d’aristocratique et de vulgaire, de mercantile et de puritain, de grégaire et d’individualiste, d’orgueilleux et de bas, de primitif et de civilisé. Autant de scènes où M. Galsworthy tourne et retourne ses personnages, faisant varier chaque fois la silhouette qu’il nous en présente, afin que nous apprenions à les connaître dans la mouvante et délicate complexité qui est celle de la créature la plus simple, par une suite d’expériences, toutes pareilles à celles qui dans la vie s’additionnent et se corrigent mutuellement pour nous renseigner sur autrui, — en ayant soin de ne jamais les décrire complètement, de n’en présenter d’abord que les traits les plus évidens, de n’en donner qu’une première et sommaire impression d’ensemble, en prenant garde aussi de ne pas les définir, de les laisser se révéler eux-mêmes, nuance à nuance, par leurs gestes, leurs propos, par la vision qu’ils ont les uns des autres, et que chacun d’eux traduit avec les mots et les images qui lui sont propres, par la