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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/584

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bien des choses où ne s’attendrissaient pas les gens sensibles... Si la Bovary vaut quelque chose, ce livre ne manquera pas de cœur[1]. » C’est par là, par cette sympathie intuitive du cœur, que le grand écrivain, l’écrivain complet se distingue des petits talens et des simples amateurs. En revanche, le dilettante « a un avantage sur ceux qui voient plus loin et qui sentent d’une façon plus intense, c’est qu’il peut justifier ses sensations et donner la preuve de ses assertions. Il expose nettement ce qu’il éprouve, il écrit clairement ce qu’il pense, et, dans le développement d’une théorie, comme dans la pratique d’un sentiment, il écrase les natures plus engagées dans l’infini, chez lesquelles ridée chante et la passion rêve[2]... » Flaubert était éminemment une de ces natures-là

Lui qu’on accuse d’avoir fait l’impassible, il écrivait à Jules Feydeau, au moment où il commençait la documentation de son roman carthaginois : « Je donnerais la demi-rame de notes que j’ai écrites depuis cinq mois, et les quatre-vingt-dix-huit volumes que j’ai lus, pour être, pendant trois secondes seulement, réellement émotionné par la passion de mes héros[3]. » L’émotion est donc nécessaire à l’artiste. « Il faut que la réalité extérieure entre en nous, à nous en faire crier, pour la bien reproduire[4]. ».

Loin de nier le cœur, — le cœur révélateur, — Flaubert l’a au contraire exalté plus et mieux qu’aucun autre. C’est parce qu’il croit à la sûreté de ses divinations, qu’il ne veut pas qu’on mutile la réalité, telle que le cœur la manifeste. Le romancier qui peint la vie ne s’en tiendra pas à une image de tête, à une conception élaborée d’après des théories ou d’après une mode régnantes. Il s’efforcera de nous restituer toute la vie sensible au cœur. Critiquant, chez Leconte de Lisle, l’affectation de noblesse, le dédain de la vie moderne sacrifiée à un faux idéal antique, Flaubert disait : « L’idéal n’est fécond que lorsqu’on y fait tout rentrer. C’est un travail d’amour et non d’exclusion. Voilà deux siècles que la France marche suffisamment dans cette voie de négation ascendante. On a de plus en plus diminué des livres la nature, la franchi.se, le caprice, la personnalité, et même l’érudition, comme étant grossière, immorale, bizarre, pédantesque,

  1. Correspondance, IIe série, p. 96.
  2. Première Éducation sentimentale.
  3. Correspondance, IIIe série, p. 104.
  4. Ibid., IIe série, p. 269.