Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/591

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

était en quelque sorte supprimée chez lui, puisque son imagination évocatrice voyait tout dans un éternel présent, comme une chose familière à ses yeux. Il n’avait, devant les spectacles de l’histoire, aucun des ébahissemens, aucune des badauderies des romantiques ; et, lorsqu’il essayait de fixer les visions du passé qui flottaient devant ses yeux, il n’en retenait jamais que ce qui lui apparaissait sous les espèces de la beauté. Dans toute cette masse d’archéologie et d’histoire qu’il a remuée pour écrire Salammbô, cela seul l’a préoccupé qui était susceptible de beauté. Il l’a répété cent fois : « Il n’y a que la beauté qui m’intéresse ! » » Et c’est encore ce qui le distingue de la plupart de ses contemporains, — Leconte de Liste excepté, — par exemple des frères de Goncourt, et plus tard de Zola et de son école, qui attribuaient au document, c’est-à-dire à la matière de l’œuvre d’art, une valeur plus grande qu’à sa forme. Flaubert, au rebours de ceux-ci, ne procède point par accumulation de menus détails. « La littérature, écrivait-il à Eugène Fromentin, est l’art des sacrifices. » Couper le plus possible, sacrifier le détail à l’ensemble, tel est le précepte fondamental de sa rhétorique. C’est pourquoi ses descriptions les plus compactes et les plus éclatantes nous laissent, en définitive, une impression de concision et de sobriété toutes classiques. Même lorsqu’il paraît s’amuser à des singularités ou à des excentricités de couleur locale[1], lorsqu’il nous parle avec complaisance de pintades puniques, de gallêoles à collier et de cailles de Tartessus, c’est beaucoup moins par souci d’exactitude historique que pour l’euphonie des mots, et parce que ces effets euphoniques concourent à la sonorité de la phrase ou du paragraphe.

Ajoutons qu’en ce qui concerne les mœurs et les caractères, Flaubert témoigne le même dédain pour le détail particulier ou accidentel. Dans Salammbô, comme dans Madame Bovary, il vise avant tout à créer des types : c’est le permanent, c’est ce qui ne meurt pas, c’est ce qu’il y a d’éternellement humain dans l’homme, qu’il s’efforce de saisir et de traduire par son art. Ce qu’il voit dans Hamilcar, c’est moins le personnage historique que le dictateur ou le chef de bandes. Pareillement, ce qu’il voit dans Autharite ou dans Màtho, c’est surtout le barbare ;

  1. Il disait : Quant à l’archéologie, elle sera probable, voilà tout. Pour ce qui est de la botanique, je m’en moque complètement... » Correspondance, IIe série, p. 103.