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Page:Revue des Deux Mondes - 1912 - tome 9.djvu/598

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voyage là-bas, il suffit d’ouvrir les yeux, pour saluer nu passage les paysages de Salammbô. Et il suffit aussi d’ouvrir les yeux pour reconnaître, dans les rues d’Alger, de Constantine, ou de Tunis, les types humains, les silhouettes d’aventuriers, les foules hybrides et bigarrées qui se pressent dans le roman du maître de Rouen.

Ce ne sont pas là de vagues analogies. Quand on a longtemps vécu en Afrique, ces personnages de Salammbô vous poursuivent comme des êtres réels, comme des passans familiers coudoyés chaque jour dans la rue. Tel frondeur des Baléares, comme ce Zarxas, vigoureux et souple, qui saute à la façon des bateleurs sur les épaules de ses amis, vous évoque ces portefaix de Mahon ou d’Alicante, qui grimpent si lestement sur les navires dans les ports algériens, qui s’étudient à fléchir élégamment le jarret sous les plus lourds fardeaux et dont les pieds légers chaussés d’espadrilles ont toujours l’air de bondir. Dans le roman de Flaubert, il y a bien des pages semblables à celle-ci, où je retrouve non seulement des silhouettes précises, mais des conversations et des confidences d’hommes du peuple rencontrés sur les routes du Sud ou sur les quais d’Alger : « Il était né (Màtho) dans le golfe des Syrtes. Son père l’avait conduit en pèlerinage au temple d’Ammon. Puis il avait chassé les éléphans dans les forêts des Garamantes. Ensuite il s’était engagé au service de Carthage... Il craignait les dieux et souhaitait de mourir dans sa patrie. — Spendius lui parla de ses voyages, des peuples et des temples qu’il avait visités, et il connaissait beaucoup de choses : il savait faire des sandales, des épieux, des filets, apprivoiser les bêtes farouches et cuire des poissons. »

Otez la couleur antique. De qui s’agit-il ici : » De Spendius et de Màtho, ou bien d’un spahi indigène et d’un trimardeur espagnol ? Durant les longues chevauchées à travers la steppe, lui aussi, le cavalier du bureau arabe, il vous a dit son histoire en quelques paroles brèves et prudentes ; et c’est toute l’histoire de Màtho, comme l’histoire de Spendius est celle de l’aventurier cosmopolite.

Prétendra-t-on que Flaubert a été dominé par ses souvenirs et ses notes de voyage, et qu’il a représenté en somme ; des caractères tout modernes sous des noms ou des costumes antiques? Ce qu’il y a de sûr encore une fois, c’est que de semblables types sont absolument africains.