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d’une entreprise qui, si favorable pour elle qu’on en suppose l’issue, ne sera pas, matériellement parlant, une opération avantageuse. L’édifice récent de sa fortune restaurée n’était pas encore assez consolidé pour être hasardé dans une telle guerre. Le déchaînement prodigieux de l’enthousiasme populaire, surchauffé par les récits de la presse, emporta la décision d’un gouvernement qui cherchait une diversion aux difficultés intérieures dont nous avons parlé et saisissait l’occasion de réparer les lézardes de sa majorité. L’expédition fut résolue.


V

Elle fut préparée activement, mais dans le plus grand secret. Amis et adversaires restèrent, jusqu’au dernier jour, incrédules. Le grand vizir Hakki-pacha, ancien ambassadeur à Rome, ne croyait pas à la guerre ; il était entretenu dans ses illusions par le baron Marschall von Bieberstein, le tout-puissant ambassadeur allemand à Constantinople, qui, jusqu’au dernier jour, se faisait fort d’empêcher les hostilités d’éclater. On raconte que la veille de la déclaration de guerre le grand vizir jouait au bridge avec le chargé d’affaires d’Italie. Les Jeunes-Turcs ne croyaient pas à la possibilité d’une agression ; ils avaient retiré de Tripolitaine trois bataillons et un régiment de cavalerie ; ce ne fut que dans les derniers jours qu’ils essayèrent d’envoyer quelques renforts. Le 26 septembre, le Berliner Lokal Anzeiger écrivait : « L’Italie n’est pas sur le point de débarquer des troupes. On le saurait. » Il aurait suffi de lire les journaux italiens pour « le savoir » en effet : leur enthousiasme débordait. Le Secolo, seul, contrastait par sa tristesse avec l’exaltation générale, mais personne ne faisait écho à la vieille feuille libérale. La guerre fut cependant une surprise pour tous. Le gouvernement italien brusqua son attaque ; il supprima ce crescendo de notes et d’ultimatum savamment gradués qu’exigent les professeurs de droit international pour admettre qu’une guerre a été déclarée suivant les règles. Les Turcs n’eurent pas le temps d’envoyer à Tripoli les transports chargés de troupes qu’ils préparaient. L’exemple est à retenir pour les militaires imprévoyans qui compteraient sur la « période de tension diplomatique » pour achever leurs préparatifs ; dans une guerre européenne, c’est ainsi, vraisemblablement, que les choses se passeraient. Le seul