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Laurent tient en main le manche de son gril ; sainte Catherine s’appuie sur un éclat de roue, sainte Apollonie montre une dent au bout d’une tenaille, sainte Agathe présente sur un plat ses mamelles tranchées, sainte Lucie, qui guérit les maux d’yeux, offre les siens arrachés et posés sur une patène comme deux perles. Au-dessus de ce premier rang s’élève un second étage de figures moins importantes, et cette fois représentées seulement à mi-corps. Souvent un médaillon, tel qu’un Christ de pitié, une Annonciation, occupe le milieu de cette nouvelle ligne. Enfin, pour supporter ce curieux édifice, un gradin ou prédelle présente (sur une troisième ligne et en faibles dimensions, soit le collège des Apôtres, soit un choix de scènes empruntées à la légende du saint qui occupe la place d’honneur.

Sans doute, ces assemblées de saints et de patrons célestes ont été de tout temps le principal objet de la peinture sacrée. Mais depuis longtemps, grâce à l’effort de (générations d’artistes, la vieille composition avait pris un aspect nouveau. Le tableau à compartimens, avec ses divisions gothiques, son cadre de menuiserie, ses niches séparées et surmontées de trèfles, cède la place à un genre plus souple et plus vivant. Qui n’a vu, dans quelque toile superbe et solennelle de Frà Bartolommeo, de Raphaël ou de Titien, sous une calme colonnade, à l’ombre d’un vélum, des saintes et des saints, des vieillards et des vierges, des éphèbes, des guerriers, des évêques, des martyrs, en attitudes grandioses, en vêtemens de prix, faire cortège à la Madone et incarner autour de son trône, comme autant de strophes d’un même poème, toutes les faces de la vie morale, courage, douceur, amour, sacrifice, ascétisme, recueillement, extase ? Qui n’a goûté, devant ces œuvres d’une harmonie suprême, le sentiment d’une existence élevée par la magie du rythme à une hauteur contemplative, la présence d’une humanité réelle et supérieure, d’un monde fraternel, idéal à la fois ? Qui n’a senti, de son âme à celle de ces héros, circuler un chant mystérieux, un sens de l’équilibre, de la paix, de l’espace, qui vous enveloppe et vous mêle, comme une note se fond dans un accord, à ces graves et sublimes concerts ?

Dans ces chefs-d’œuvre se fait jour, à côté de la pensée proprement religieuse, une idée toute nouvelle : l’idée ou la notion de l’art. Dans le canton des Alpes où nous sommes, une telle idée devait rester à jamais incomprise. L’artiste qui eût parlé