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cette langue n’eût pu se faire entendre. Fidèles à leurs traditions, n’imaginant rien de plus beau que les figures amies qui peuplaient leurs autels, et dont les images étaient mêlées à leurs prières, ces bonnes gens ne se lassaient pas qu’on les peignît toujours pareilles. C’étaient de vieilles connaissances, des visages qu’on avait vus autour de soi dès le berceau : on ne demandait au peintre que de les rafraîchir. On n’exigeait de lui nul effort de pensée ou d’imagination. Telle de ces madones niçoises, peinte au milieu du XVe siècle, semble l’œuvre barbare d’un Pisan du XIIIe. Un autre ne s’arrête pas de peindre ses petites saintes fluettes, vieillottes et revêches, aux mines pointues, aux bouches pincées, au teint aigre et mêlé de citron et de verjus. Le paysage ne fait que de timides apparitions. A quelques journées de là, dans les botteghe de Florence, le naturalisme triomphe, étend chaque jour ses conquêtes ; là est le progrès, l’avenir. Et cependant, comment ne pas les admirer ces âmes qui refusent leur tendresse à la perfection étrangère, et qui ne veulent pas qu’on leur change leur ciel ?

Le mieux doué des peintres indigènes est sans conteste Louis Brea. Il n’a tenu qu’à lui d’être un des « petits maîtres » les plus charmans de la Renaissance. Son premier tableau, la Pietà du couvent de Cimiez, est une œuvre qui dut faire époque, au moment où elle parut, dans ce petit monde d’autrefois. Elle y apportait un souffle de jeunesse inconnu. Si quelqu’un avait pu dégourdir cette école, c’est Brea. Il est certain qu’il connaissait les ateliers toscans, car son retable est plein de réminiscences florentines. Mais ce qu’il y avait de meilleur dans le jeune artiste, c’était une délicatesse, une sensibilité discrète et poétique, plus apte à s’exprimer par le ton que par le dessin, et qui plaît ou émeut sans qu’on sache bien la définir. La tête de la Vierge est un morceau de toute rareté. C’est un petit masque de cire, entièrement exsangue, mat, exprimé sans traits, presque sans modelé, blanc de cette blancheur atone qui est moins une cou- leur que l’absence de couleur, et se distinguant à peine des linges qui l’enveloppent, comme un visage de nonne, sous le manteau de deuil d’un bleu violacé, obscurci jusqu’au noir.

Un plus habile eût découpé ce pénétrant morceau, et de tout le tableau donné cette seule tête. Brea pouvait, à peu de frais, être un peintre éminent de demi-figures féminines. On aurait de lui une galerie de jeunes passionnées ; la note qu’il