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quelque peine à soutenir que la musique de Don Juan n’exprime rien. Mais plutôt il n’est rien qu’elle n’exprime ; il n’est rien d’humain qui lui soit étranger, ni même indifférent. Les personnages de Molière n’ont pas plus de vérité que ceux de Mozart ; ceux de Mozart ont seulement plus de poésie. Mais d’abord la vérité dont ils sont vrais est admirable tout ensemble de largeur, de finesse et de variété. Le rôle qu’ils jouent, ou plutôt la vie qu’ils vivent, est à la fois la plus une et la plus changeante, aussi éloignée de l’inconstance que de la monotonie. Chaque figure se tient et se soutient sans raideur ; chacune, sans se contredire, se renouvelle incessamment. Ingrat, dites-vous, le rôle d’Elvire ! Dites plutôt cela de ses interprètes ; c’est elles, qui sont ingrates pour le rôle, et qui ne lui « rendent » pas ce qu’il donne. Il nous souvient d’avoir entendu naguère, loin des prestiges, ou des maléfices, du théâtre, aux concerts du Conservatoire, chanter un air d’Elvire, et non le moins sérieux (Mi tradl quell’ alma ingrata) par Mme Fidès Devriès. La cantatrice en avait fait, rien que par le chant, un admirable poème de féminine et conjugale douleur. Il y a tout, en ce rôle d’épouse, et d’épouse trahie : la noblesse, la dignité (reportez-vous à l’air en question) ; la colère aussi, presque bourgeoise, en d’autres passages ; le dépit, l’aigreur, l’humeur acariâtre et querelleuse ; enfin (dans l’adorable trio du balcon) les aveux à la nuit et l’attendrissement, la faiblesse d’un cœur de femme, toujours prêt à se rendre et à « se renflammer. »

Le seul type de don Juan mériterait une longue étude. La moindre réplique du héros est, en musique et par la musique, un trait de son caractère, et quelquefois plus d’un : témoin la première réponse à l’invité de marbre, où, sous l’accueil encore fier et presque insolent encore du libertin incrédule, de chancelantes syncopes de l’orchestre laissent deviner un commencement d’émoi. Tout se fond en cette musique de Mozart, sans que rien s’y confonde. Elle sait au même instant, par les mêmes sons, et si peu de sons ! traduire des états divers. Les trois masques font leur entrée, et le menuet qui les accompagne ne cesse pas d’être élégant, tout en devenant dramatique. Que dire de doña Anna, sinon qu’elle est peut-être, depuis les Iphigénies de Gluck, la figure de femme la plus fière, la plus pure, et presque royale aussi, qu’ait animée, enflammée, le génie d’un musicien. Zerline elle-même, que l’interprète actuelle chante assez gentiment, en style d’opéra-comique, sinon d’opérette, est d’un style plus relevé. Entre doña Anna et dona Elvire, elle a son rang dans le triptyque immortel consacre par le Mozart de Don Juan à l’idéal féminin. Elle y est le charme des