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des comptes de ménage et des notes de lectures. Si un travailleur aussi patient que M. Théophile Dufour a pu identifier toutes ces minutes, lui demanderons-nous pourtant de publier une correspondance intégrale de Rousseau, esquisses et textes définitifs ?

Mais, d’autre part, qui voudrait se priver de tous les renseignemens et de toutes les confidences que gardent ces manuscrits pour qui sait les interroger ? Car, où trouverait-on de plus précieux témoins, et dont le témoignage sur Rousseau fût plus sincère, plus direct ou plus intime ? Les manuscrits des grandes œuvres sont, en quelque sorte, des manuscrits vivans. Sans même en faire un examen minutieux, l’amateur du passé, qui les feuillette, croit assister au travail de Jean-Jacques et participer a ses réflexions. Telle demi-page est restée blanche pendant quelque temps ; Rousseau l’a emportée en promenade dans les bois de Montmorency : la formule qu’il cherchait lui est venue en marchant. Il s’est assis sous un arbre, a écrit au crayon les phrases qu’il avait tournées et retournées dans sa tête, puis, rentré au logis, u repassé à l’encre ces mots qui lui avaient été soufflés par la forêt. Le manuscrit en témoigne encore » — Dans les cahiers de brouillons et les recueils de notes, nous tenons Jean-Jacques tout vif, le Jean-Jacques qui se divertit humblement aux soins du ménage, et le Jean-Jacques idéaliste qui s’évade vers sa chimère. Voici, dans un même cahier, des listes de blanchissage et des extraits de Strabon, les comptes de M. J. J. Rousseau « avec Mme Le Febvre, sa boulangère » et les premières ébauches des Lettres de la Montagne. Les listes de blanchissage reviennent fréquemment dans ces cahiers ; l’auteur de la Julie les a calligraphiées d’une plume aussi élégante que les lettres amoureuses de Saint-Preux. De place en place, dans ces relevés de chemises et de bonnets, apparaît l’écriture informe et l’orthographe déconcertante de Thérèse. On fait souvent la lessive dans le petit ménage de Jean-Jacques. « L’homme de la Nature » n’est pas un raffiné, mais il est méticuleusement propre ; il a pu renoncer au luxe des dentelles, mais non à la blancheur du linge. Voici encore, fraternisant dans un même recueil, des a Passages de l’Écriture » qui ont touché Rousseau, des versets d’Isaïe qu’il a sentis « très beaux, » et un petit lexique de cuisine anglaise, pour aider Thérèse dans ses achats à Wootton : « Currants and raisins of the sun, A bushel of apples for baking, Liver of veal-foye de veau, Leaks-pourreaux, etc. »