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Puis, tout d’un coup, parmi ces archives quotidiennes, où alternent le ménage et la philosophie, au bas d’une page, quelques mots, des chiffres, une statistique, en apparence tout impersonnelle, mais qui trahit l’angoisse inapaisée de la conscience :

Paris 1758.
Morts 19 202
Baptêmes 19 148
Mariages 4 342
Enfans trouvés 5 082

Pas un mot de commentaire ; mais ces chiffres ne sont-ils pas à eux seuls tout un plaidoyer ? Ce que Jean-Jacques a fait, tout le monde le faisait autour de lui : plus d’un quart des enfans baptisés entrent à l’hospice où il a déposé les siens. Dans ces quelques lignes incolores, nous le surprenons en quête d’apologie toujours renouvelée pour la faute qui ne s’oublie pas. Mais quoi ! « l’homme de la Nature » se résignera-t-il à n’avoir pour excuse que d’être « comme tout le monde ? » L’argument a été abandonné, mais le remords subsiste. Un autre manuscrit, le premier brouillon d’Emile, nous le laisse deviner, et nous permet, en quelque sorte, d’en suivre le travail intérieur. Il avait d’abord écrit, oubliant un instant le vide tragique qu’il s’était fait à son foyer :


Ceux qui n’ont point réfléchi sur le cœur de l’homme ne sont frappés que de l’importunité, des tracas, des pleurs des enfans : je le crois bien, ils ne savent plus ce que c’est qu’être pères : la douce illusion de la nature n’a jamais fasciné leurs yeux ; au sourire d’un enfant, leurs entrailles ne se sont jamais émues ; sa petite main n’a jamais caressé leur visage ; ils n’ont jamais vu l’œil d’une mère se baisser sur celui qui tient à son sein, et son bras en tenir un autre à côté d’elle. gens durs, entrez dans la chambre d’une véritable mère au milieu de sa famille ; et, si vous en ressortez sans être émus, je n’ai plus rien à vous dire[1].


En recopiant son brouillon, il a compris, sans doute, que, plus tard, pour ceux qui sauraient le grand secret de sa vie, cette page deviendrait un réquisitoire contre lui, et le plus dur de tous ; il l’a donc sacrifiée ; mais, ne voulant pas laisser à d’autres le soin de l’accuser, il a soulagé sa conscience dans le manuscrit suivant par cet aveu, qui ne supprime certes pas sa

  1. J’emprunte ce texte au premier brouillon de l’Emile, qui appartient à la famille Favre de Genève, et qui était resté jusqu’ici inédit. Dans une récente communication à l’Académie des Sciences morales et politiques, j’ai signalé l’intérêt considérable de ce manuscrit, qui m’a été très aimablement communiqué par son possesseur ; et je suis heureux d’annoncer que M. Léopold Favre vient de lui consacrer une notice très détaillée dans les Annales J.-J. Rousseau de 1912.