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plus ingrat, de demander cette explication aux devanciers de Rousseau, à ceux qui ont été, en quelque sorte, ses engendreurs spirituels.

Un esprit agile, instable et sociable comme Voltaire, lit des livres en foule et se les assimile ; il en profite, mais n’en est point touché ; et, d’ailleurs, ses vrais maîtres c’est la société qui le choie et qui se complaît en lui ; ce sont ces femmes du monde, élégantes, hardies, tout ensemble sérieuses et frivoles, ces aristocrates libertins, si intelligens jusque dans le plaisir, ces jouisseurs, pour qui le luxe est encore un art. Rousseau, Genevois, autodidacte et solitaire, est bien davantage l’homme de ses livres, j’entends des livres qu’il a lus. « Le Français, disait-il, lit beaucoup, mais il ne lit que les livres nouveaux, ou plutôt il les parcourt, moins pour les lire que pour dire qu’il les a lus. Le Genevois ne lit que de bons livres ; il les lit et les digère ; il ne les juge pas, mais il les sait. » Rousseau a lu ses livres en Genevois, lentement, sérieusement, cherchant, de bonne foi, à se laisser faire par eux. Souvent, il est vrai, les fréquentations philosophiques, les invitations de la littérature contemporaine lui ont mis entre les mains des livres troublans, qui révoltaient sa conscience ou les préjugés de son cœur. Alors, il se sentait mal à l’aise, sans trouver immédiatement l’argument intellectuel qui devait rétorquer le sophisme. Il copie, par exemple, un long passage d’Helvetius qui l’inquiète et le déconcerte, sans qu’il puisse voir encore comment il le réfutera, il se contente d’écrire au-dessous du texte : « N. B. — A bien examiner. » Et, de fait, il l’examinera plus tard ; mais soyons sûrs que l’effort lui aura coûté, car la réflexion lui est pénible, et son premier mouvement est toujours de se dérober devant une discussion logique. Cependant il est des cas, — quelques très rares cas, — où la fuite intellectuelle lui paraîtrait une intolérable lâcheté, qui compromettrait le repos de sa vie. Il faut alors faire tête à l’adversaire, se défendre pied à pied, et tâcher de le mettre à bas. Il avait ainsi, sur ses vieux jours, annoté un Montaigne, que nous avons malheureusement perdu ; il nous reste, du moins, son Helvetius, dont les notes marginales attestent encore aujourd’hui son honnêteté de lecteur. Parfois aussi, dans ses cahiers de brouillons, nous le voyons copier telle anecdote ou maxime, et les faire suivre d’un m (traduisez : moi), pour introduire une réflexion personnelle : voilà ce que les