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inattendue de la bibliothèque des Charmettes. Faut-il croire, avec Brunetière, que, si Rousseau a pris un jour l’habit d’Arménien, c’est qu’un personnage de Marivaux, dans les Effets surprenans de la sympathie, s’était travesti de la sorte ? La chose est douteuse, sans être impossible. Voici, du moins, qui me parait moins douteux. Lorsqu’il a voulu, dans sa Lettre à d’Alembert, proclamer publiquement sa rupture avec Diderot, et les causes de cette rupture, s’il a eu recours à ce texte singulier de l’Ecclésiastique, c’est qu’il se rappelait l’avoir lu dans le Spectateur, précisément au sujet de l’amitié. Détails insignifians, qui pourtant manifestent la richesse profonde de cette mémoire et le réveil mystérieux de certains souvenirs. Mais il est chez Rousseau des souvenirs moins précis et pourtant plus significatifs : En lisant Cleveland, écrit-il à vingt-sept ans, « j’observais la Nature, »


Qui se montre à mes yeux touchante et toujours pure.


Voilà ce qu’affirme Jean-Jacques bien longtemps avant d’avoir un système conscient et d’avoir osé formuler explicitement le fameux principe : « L’homme est naturellement bon. » C’est que ce principe, l’abbé Prévost l’a déjà formulé, moins théâtralement peut-être que le fera Rousseau, mais avec une aussi ferme assurance : « J’étais persuadé, dit Cleveland, que les mouvemens simples de la Nature, quand elle n’a point été corrompue par l’habitude du vice, n’ont jamais rien de contraire à l’innocence ; ils ne demandent point d’être réprimés, mais seulement d’être réglés par la raison. » N’est-il pas, d’ailleurs, ce Cleveland, comme une première esquisse de Jean-Jacques, un privilégié de la douleur, qui ne parvient jamais à s’insensibiliser contre elle, ni par l’acceptation, ni par la lutte ?


Les malheureux, dit-il, peuvent être communément distingués en deux classes : l’une, de ceux qui succombent en quelque sorte sous le poids de leurs misères, qui y deviennent quelquefois moins sensibles, par cette raison même qu’ils n’y résistent point... L’autre classe est de ceux qui se roidissent contre le malheur et qui parviennent aussi de cette manière à en diminuer le sentiment... Pour moi, je puis me placer dans une troisième classe, et je suis peut-être le seul individu de ma malheureuse espèce. J’ai combattu toute ma vie contre la douleur, sans que mes combats aient jamais pu servir à la diminuer, mon âme ayant toujours eu assez d’étendue pour être capable tout à la fois et de l’effort qu’il faut pour résister à l’infortune et de l’attention qui la fait sentir.


Cleveland ne sera plus « le seul de sa malheureuse espèce, »