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contradictions. Disons plutôt ses hésitations, entre un cœur ardent, affirmatif, sûr de lui, et une pensée plus lente, plus timide, plus réservée. A travers ces inévitables illogismes, il reste ce que l’on pourrait appeler l’unité d’élan, et qui a emporté tous les lecteurs de Jean-Jacques. Ils sentaient que ce n’était pas un auteur qui parlait, mais un homme qui disait, et qui vivait en même temps, sa souffrance, ses haines, son espoir. S’il prêche la Nature, on sent « qu’il est lui-même l’homme de la Nature, » et, en quelque sorte, la Nature même. « L’Homme de la Nature » n’est plus une chimère, puisque Jean-Jacques existe. Les systèmes les plus logiques et les plus cohérens n’exercent pas toujours la plus forte influence : il y a la voix qui passe au travers. A travers toute l’œuvre de Jean-Jacques, les générations qui vont le suivre sentiront un même besoin, celui de se dégager des tyrannies sociales et intellectuelles, pour se renouveler par le cœur. Elles sentiront surtout que de ce besoin, malgré ses tares, Jean-Jacques a vécu, mais que de ce besoin aussi il est mort. Il y a là de quoi fonder plus qu’un système, presque une religion.


Tel est ce Jean-Jacques douloureux et puissant, que nous révèlent sa vie, et son œuvre expliquée par sa vie. Mais peut-être, après en avoir atteint les profondeurs, nous apparaitrait-il plus énigmatique encore, si nous voulions l’isoler, comme on isole dans une clinique un sujet curieux. Ce prophète, cet apôtre, disons avec lui : ce « martyr, » si solitaire qu’il ait été ou qu’il se soit cru, doit être replacé dans la foule, dans la foule où il a d’abord vécu, dont il n’est point parvenu à se séparer définitivement, et sur laquelle il a voulu agir. Qu’on le déplore ou qu’on s’en réjouisse, il n’est plus possible de juger Rousseau isolément ; il faut le juger dans son siècle, par rapport à ceux qu’il a combattus et qui ont tenté de l’étouffer. N’essayons pas, comme firent les candides orateurs de 1789, de réconcilier dans la mort Voltaire et Rousseau : « Je vous hais, monsieur, » écrivait Jean-Jacques à l’homme des Délices, en un jour d’entière sincérité. Il aurait pu ajouter : Je ne vous hais pas de cette haine mesquine et plutôt rageuse, dont vous allez bientôt me poursuivre inlassablement ; je vous hais de cette haine franche, supérieure et totale, d’un esprit pour un autre esprit qu’il ne peut s’assimiler. Rousseau n’a été pleinement Rousseau que parce qu’il trouvait en face de lui Voltaire, je veux dire tout ce