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goule, qu’il jugeait plus vraie. L’Esther nouvelle est quelque chose comme le Livre d’Esther accommodé avec la Tour de Nesle.

Je ne suis guère partisan de ces embellissemens qu’on fait subir aux pièces de Racine ; je doute que Racine les eût approuvés. Il savait ce qu’il faisait. Quand il transportait une pièce antique sur notre scène, il ne se piquait pas d’en donner une traduction littérale, et il eût été d’avis, lui qui connaissait si parfaitement les anciens, que c’est le plus sûr moyen de les trahir. Il supprimait tout ce qui pour le spectateur moderne ne serait qu’une étrangeté ; il modifiait ce qui eût détourné son attention et nui à son émotion. Quand il empruntait un sujet de pièce à un livre d’histoire, fût-ce à un texte sacré, il n’estimait pas que ce texte fût tellement sacré qu’on ne pût y toucher. Il écartait soigneusement tout ce qui n’était que spectacle, figuration, vain plaisir des yeux, propre à amuser les petits enfans, mais non du tout à satisfaire le spectateur curieux des ressorts de notre nature. Surtout il s’attachait à rendre aussi vraisemblables que possible les mobiles auxquels obéissent les personnages. Il n’était pas dupe d’une prétendue exactitude historique, sachant de reste que cette exactitude est un leurre et que l’histoire, telle que nous la faisons, défaisons et refaisons, n’est que la série des interprétations où s’amuse notre fantaisie. La vérité historique d’aujourd’hui a beaucoup de chances pour n’être pas celle de demain ; mais la vérité humaine ne change pas. Et c’est la seule dont se soucie le spectateur, parce que c’est la seule qu’il atteigne directement. Aussi ne faut-il mettre au théâtre que des sentimens conservant quelque chose d’humain et des passions qui ne ressemblent pas à des visions de cauchemar... Nous avons changé tout cela. Nous nous sommes épris de l’énorme et du monstrueux. Nous avons rêvé des Barbares et de l’Orient, et nous nous sommes noyés dans ce rêve. Voyez Salammbô, qui est le chef-d’œuvre du genre. Il nous a fallu des orgies de couleur et de passion. On nous a brossé des tableaux si chargés et surchargés de couleur que nous n’y avons plus rien vu du tout. On nous a étalé des passions si étrangères à la forme de l’humaine condition, que devant elles nous sommes demeurés stupides. Cette attitude était celle que le théâtre classique mettait tout son soin à nous épargner. C’était un merveilleux instrument d’intelligence et de clarté.

Aussi, et en fin de compte, je me demande si on a tout à fait le droit de fausser, pour le plaisir, les chefs-d’œuvre que ce théâtre nous a laissés. A-t-on tout à fait le droit de nous montrer, précisément sur les scènes destinées à garder et à protéger ces chefs-d’œuvre,