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très attentives études ; et voici le Gustave Flaubert de M. Louis Bertrand.

Avec beaucoup de soin, de méthode et aussi de goût, MM. Descharmes et Dumesnil réunissent des documens. C’est une excellente besogne ; et de tels livres ont l’agrément le plus vif. L’impartialité de ces deux critiques ne fait aucun doute ; or, parmi leurs nombreuses découvertes, il n’y a pas une anecdote, il n’y a pas un trait qui endommage la figure, la légende même de Flaubert : on le constate avec joie. La terrible enquête que mène, autour de nos grands hommes, la curiosité contemporaine a bousculé pas mal de renommées. Flaubert ne bouge pas.

L’histoire de Madame Bovary, dont nous connaissons maintenant le détail, est fort singulière. MM. Descharmes et Dumesnil ont cherché, dans les journaux de l’époque et dans les correspondances, l’opinion de 1857. Ah ! que de niaiseries ! et comme il sied à la critique de garder, en ses jugemens, une prudente, une tremblante modestie ! Écartons ces tristes avertissemens. (Mais redoutons de méconnaître un chef-d’œuvre qui nous déconcerte : s’il ne dérangeait pas nos habitudes, serait-ce un chef-d’œuvre nouveau ?) Le procès de la Bovary est un incident bizarre. Flaubert accusé d’outrage à la morale publique et aux bonnes mœurs : nous relisons le roman ; nous ne voyons pas l’outrage. Sincèrement, nous sommes déçus. On a bientôt fait d’écarter le réquisitoire en le notant d’hypocrisie ou de pharisaïsme : les termes du réquisitoire concordent avec ce que disent maints articles d’alors. Le roman de Flaubert a blessé un grand nombre de ses lecteurs. Il faut conclure de là, somme toute, que la susceptibilité publique se modifie, non la morale, mais la susceptibilité morale, l’idée de la délicatesse, le sentiment d’une élégance de l’esprit. D’ailleurs, Flaubert fut acquitté : ainsi, l’on devenait plus indulgent. Nous devenons, de jour en jour, plus indulgens, et jusqu’à des patiences dégoûtantes. Plusieurs de nos romanciers nous conduisent bien au delà des justes limites où l’audace tourne à l’infamie. Où sont les justes limites ? Nous les avons éperdument dépassées. Une époque plus fine hésite : son scrupule n’est pas méprisable. Et, quand nos vertueux démagogues flétrissent la démoralisation du deuxième empire, ils badinent, sans loyauté.

Ils dénigrent les préjugés de l’ancien temps : ces préjugés composent d’âge en âge la conscience d’un pays. Et je préfère à notre vil relâchement l’incertitude qui se manifesta en 1857. On éprouve, à constater ces différences, une inquiétude assez pathétique.