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qu’il parle, Marsile irrité brandit contre lui son épieu ; mais lui, tire l’épée et redouble d’insolence.

Comment comprendre son attitude ? Serait-ce, comme on l’a souvent dit, qu’un brusque et passager revirement de conscience aurait subitement réveillé en lui le chrétien, le chevalier ? Il n’en est rien ; il reste bien tel que le poète, dix vers plus haut, nous l’a montré sur la route, décidé à livrer Roland, car, transmettant aux Sarrasins les conditions de Charles, il y mêle un commentaire haineux contre Roland (vers 472-4), et l’on voit par là que pas un instant il n’oublie sa rancune.

Quel est donc son dessein et le dessein du poète ? Ni Ganelon ne commente ses actes, ni le poète ne prend le soin de les commenter. L’art de Turold, sobre, elliptique, s’interdit toute glose. Ses personnages se contentent d’agir : mais leurs actes, ou leurs propos, qui sont aussi des actes, sont à l’ordinaire si justes, si cohérens, qu’on les comprend sans effort. Ici, comme nous n’en sommes qu’au début de l’action, et parce que Ganelon est encore pour nous presque un inconnu, le parti pris de sobriété du poète engendre quelque obscurité, et cette scène offre la difficulté la plus réelle de la Chanson de Roland ; il est possible pourtant, croyons-nous, d’en apercevoir la raison d’être, la convenance, et, mieux encore, la nécessité.

Au jeu qu’il joue, Ganelon risque sa vie. Certes, mais c’est précisément ce qu’il veut, et c’est ici l’intention profonde de la scène et sa justification. Le Ganelon que Turold a voulu peindre n’est pas un couard qui se venge de la peur qu’il a eue ; il est un haineux qui veut se créer contre Roland un grief autre que sa peur. Il a fait à Charles cette promesse (v. 309) : « Je remplirai jusqu’au bout votre commandement ; » il veut la tenir, non parce qu’elle est une promesse, mais pour se créer le droit d’exiger bientôt que Roland en fasse une semblable. Il veut que Roland l’ait réellement mis à deux doigts de la mort pour que demain, quand, à son tour, il exposera Roland à la mort, il puisse se dire qu’il ne fait que réclamer son dû. A cet instant qu’il a cherché, quand, adossé à la tige d’un pin, l’épée nue, il attend les coups des Sarrasins, il jouit de son péril, et qui sait même s’il n’aimerait pas mieux être frappé là, mourir là, pourvu que la nouvelle de sa mort parvienne à Charles, à Roland, et que Roland en porte longuement le remords et la honte ? Supprimez cette scène, comme le veulent plusieurs critiques :