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Ganelon ne sera plus rien qu’un pauvre homme qui a eu grand’peur à l’idée de partir pour Saragosse et qui a cherché dans la trahison un moyen de sauver sa vie. Gardez la scène : elle aura merveilleusement mis en relief, et seule elle pouvait le faire, que Ganelon est celui qui subordonne à sa haine tout ce qui n’est pas elle, à commencer par le souci de sa vie. Or ce n’est point par luxe et à plaisir que le poète a construit ainsi ce caractère. Il a besoin : 1° que Ganelon soit tel qu’il vient de nous apparaître ; et 2° qu’il le soit à l’insu de Charlemagne et de ses compagnons, lesquels continueront à voir en lui, malgré son différend avec Roland, un baron preux, noble et sage. Le poète a besoin de ces deux ressorts. A quelles fins ? On le verra bientôt.

Adossé au pin, l’épée nue, Ganelon attend. Sans doute Marsile, qui s’est retiré à l’écart et qui se concerte avec ses principaux chevaliers, va le faire saisir (v. 501). Mais Blancandrin avertit alors Marsile que le Français est prêt à son service. On l’appelle, on l’interroge : « Ce vieil empereur, deux fois centenaire, quand donc sera-t-il las de guerroyer ? — Jamais, dit Ganelon, tant que vivront Roland, son neveu, et les douze pairs qu’il aime tant, et qui toujours vont à son avant-garde avec 20 000 Français. » Encore agité de colère, mais espérant maintenant une aide, Marsile ne parle de rien moins que de risquer toutes ses forces en bataille contre l’armée entière de Charlemagne. Avec adresse, Ganelon l’en dissuade et concentre sur Roland cette haine qu’il vient de porter à son paroxysme. Affronter Charlemagne et toute son armée, ce serait folie, dit-il ; il sait un meilleur conseil. Ne suffirait-il pas de saisir dans une embuscade Roland, les douze pairs, ces 20 000 Francs de France qui toujours vont à l’avant-garde ? Sans eux, que serait Charlemagne ? Roland tué, Charlemagne aurait perdu « le destre braz del cors » (v. 597), et les grandes guerres seraient achevées. Que Marsile feigne donc de se soumettre : qu’il livre à Ganelon, pour rassurer l’Empereur, les otages promis, le tribut, les clefs de Saragosse ; Charles reprendra la route du retour ; Marsile n’aura qu’à aposter son armée à Roncevaux, à l’entrée du Port de Cize ; lui, Ganelon, il se charge du reste. Le pacte est conclu, scellé par des sermens, par des présens.

Comment s’y prendra-t-il pour l’exécuter ? Marsile ne s’est pas enquis de ce détail, et nous n’en sommes pas plus curieux que Marsile. Le poète ne nous a-t-il pas avertis par deux fois