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(v. 560 et V. 584) que l’armée de Charles est toujours protégée dans sa marche, quand elle s’avance en pays ennemi, par un corps de 20 000 hommes, commandés par Roland et les douze pairs ? Nous sommes donc préparés à ce qu’au jour où l’armée se retirera du pays ennemi, ce corps reste à l’arrière-garde. Par la vertu de cette combinaison, ou de toute autre aussi facile à inventer, Roland et les douze pairs, s’il plaît au poète, resteront au poste de péril, parce que c’est leur place ordinaire ; avec 20 000 hommes, parce que c’est le nombre ordinaire. Dès lors, la situation de mélodrame que nous redoutions se dessine, hélas ! et il semble que le poète ne pourra pas l’esquiver. Tout se passe comme Ganelon l’avait prévu : il a regagné le camp de Charles ; voici les otages, le tribut, les clefs de Saragosse. Charles remercie le bon messager ; sa guerre est finie ; il achemine son armée vers le Port de Cize ; déjà les Sarrasins l’attendent, cachés dans les montagnes. Le traître bien à l’abri dans la coulisse, sûr de l’impunité, ses victimes menées confiantes au coupe-gorge, comme des moutons à l’abattoir, c’est, en toute sa médiocrité vulgaire, la situation redoutée ; et à ce moment, il semble que nous n’ayons plus qu’à nous y résigner. Or voici que le poète en dévoile une autre, qu’il préparait à notre insu dès le début de l’action ; à notre insu, il n’a cessé de disposer des ressorts, qui, maintenant tous tendus, vont se détendre tous à la fois.

Il veut que, venues au Port de Cize, les victimes que Ganelon s’est choisies apprennent leur péril. Qui donc dénoncera Ganelon ? Il se dénoncera lui-même, non par maladresse, mais de propos délibéré. Naguère, quand il s’était agi d’envoyer un messager à Marsile, Charles avait consulté ses barons ; maintenant, quand il s’agit de choisir qui restera à l’arrière-garde, Turold feint que Charles consulte de même ses barons. Il ose construire une seconde scène, symétrique de la première. Naguère, quand Charles avait demandé : « Qui fera le message périlleux ? » Roland, s’avançant, avait répondu (v. 277) :


« C’est Guenes, mis parastre ! »


De même, à la question de Charles : « Qui commandera l’arrière-garde périlleuse ? » Ganelon, s’avançant, répond (v. 743) :


« Rollanz, cist miens fillastre ! »


Comment le poète peut-il risquer une telle invraisemblance ?