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ni ses barons ; nous sommes seuls à le savoir, et cela pour avoir vu tout à l’heure, à Saragosse, Ganelon braver Marsile et nous révéler à la fois son mépris de la mort et la puissance de sa haine, en cette scène dont nous achevons enfin de comprendre ici l’utilité. Ganelon tient bien sa proie, mais seulement parce qu’il est prêt à mourir, et c’est ce que Charles ne peut deviner. Dès lors, le poète, sur de sa combinaison, s’amuse à charger presque également les deux plateaux de la balance : dans l’un, il a mis la fierté de Roland, l’audace de Ganelon, l’impuissance de Charles à apprécier jusqu’où va cette audace ; dans l’autre plateau, par amour du franc jeu, il mettra des poids presque équivalens, la tendresse de Charles pour son neveu, ses pressentimens, l’inquiétude des songes prophétiques qui l’ont averti. Et voici, en son équilibre délicat, mais savant et sûr, la scène prodigieuse (v. 721-802, 814-825) :


Le jour s’en va, la nuit est tombée. L’empereur Charles dort. Il songea qu’il était aux plus grands Ports de Cize et qu’il tenait entre ses poings sa lance de frêne. Le comte Ganelon l’a saisie ; il la secoue si violemment que les éclisses volent en l’air. Charles dort ; il ne s’éveille pas.

Après ce songe, un autre lui vint. Il était en France, en sa chapelle d’Aix. Une bête méchante le mordait au bras droit. Devers l’Ardenne il vit venir un léopard qui, à son tour, l’attaqua cruellement ; mais de la salle descend un lévrier qui bondit sur eux, tranche l’oreille droite à la première bête et combat furieusement le léopard. Les Français regardent le grand combat et ne savent lequel des deux vaincra. Charles dort, il ne s’est pas réveillé.

La nuit s’en va, l’aube se lève claire. L’Empereur chevauche à XIVe allure. Il regarde dans les rangs de l’armée. « Seigneurs barons, dit-il, voyez les Ports et les défilés étroits ; désignez qui fera l’arrière-garde. » Ganelon répond : « Ce sera Roland, mon fillâtre, que voici ; vous n’avez baron de si grande prouesse. » Le Roi l’entend, le regarde : « Vous êtes un démon, lui a-t-il dit, une haine mortelle vous est entrée au corps. Et qui sera devant moi à l’avant-garde ? » Ganelon répond : « Ogier de Danemark ; vous n’avez baron qui puisse mieux le faire. »

Le comte Roland s’est entendu désigner. Il parle comme il convient à un chevalier : « Seigneur parâtre, je dois bien vous aimer, vous qui m’avez désigné pour l’arrière-garde. Le roi Charles de France n’y perdra, j’espère, palefroi ni destrier, mulet ni mule, cheval de selle ni cheval de charge que l’on n’ait d’abord disputé par l’épée. » Ganelon répond : « Vous dites vrai, je le sais bien. »

Le comte Roland s’est entendu désigner. Il dit, irrité, à son parâtre : « Ah ! truand, méchant homme de méchante souche, avais-tu donc cru que je laisserais tomber le gant de Charles, comme tu as fait de son bâton ?

« Droit empereur, dit Roland, donnez-moi l’arc que vous tenez au poing. On n’aura pas à me reprocher, j’espère, qu’il me tombe de la main, comme