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fit le bâton de la main de Ganelon. » L’Empereur tient la tête baissée, tire et tourmente sa barbe ; il ne peut se tenir de pleurer.

Alors Naime s’avança, le meilleur vassal qui fût en sa Cour. « Vous l’avez entendu, lui dit-il ; le comte Roland est plein de colère. Le voilà désigné pour l’arrière-garde ; vous n’avez baron qui puisse rien y changer. Donnez-lui votre arc, et trouvez-lui bonne aide. » Le Roi donne l’arc et Roland l’a pris.

L’Empereur dit à Roland : « Beau seigneur, mon neveu, vous savez bien que je vous laisserai la moitié de mon armée. Gardez-la avec vous ; c’est votre salut. » Le comte dit : « Je n’en ferai rien ; Dieu me confonde si je démens mon lignage ! Je retiendrai vingt mille Français bien vaillans. Passez les Ports en toute tranquillité. Vous n’avez personne à craindre, moi vivant. »

Le comte Roland monte sur son destrier. Vers lui vient Olivier, son compagnon. Gerin y vient et le preux comte Gerier ; et Oton vient et Bérengier vient, et Samson vient et Anseïs le fier, et le vieux Girard de Roussillon, et le riche duc Gaifier. L’archevêque dit : « J’irai, par mon chef ! » « Et moi avec vous, dit le comte Gautier ; je suis homme de Roland, je ne dois pas le laisser. » Vingt mille chevaliers se désignent eux-mêmes.

... Hauts sont les monts et ténébreuses les vallées, et les roches bises, et les défilés étranges. Ce jour-là les Français passèrent à grande douleur : de quinze lieues, on entend leur marche. Ils arrivent à la Terre des Ancêtres, voient la Gascogne, le pays de leur seigneur : alors il leur ressouvient de leurs fiefs et de leurs alleux, des jeunes filles de chez eux et de leurs gentes femmes épousées. Il n’en est pas un qui ne pleure de pitié. Sur tous les autres, Charles est plein d’angoisse. Il a laissé son neveu aux Ports d’Espagne. Pitié lui en prend ; il pleure, il ne peut s’en tenir.


Plus on regarde, plus on admire en chacun de ces personnages la vérité de son maintien, la justesse de ses propos. C’est Charles, qui, au premier mot de Ganelon, a compris le péril et mesuré l’impuissance où il est de le conjurer. C’est Naime, qui conseille, par acquit de conscience, de donner bonne aide à Roland, de renforcer l’arrière-garde, sachant bien que Roland refusera. C’est Roland, qui dit tour à tour à son parâtre son remerciement ironique, puis son mépris. C’est Ganelon, qui savoure pareillement l’ironie de Roland et son mépris, et qui, à la promesse que fait Roland de bien se battre, répond ce seul mot : « Vous dites vrai, je le sais bien. » Et là est en effet le ressort de toute l’action. Ganelon a spéculé sur la fierté de Roland et de ses compagnons ; pour qu’ils devinssent ses prisonniers, il n’a eu rien à déclancher que leur fierté. En vérité, nous voilà bien loin du thème vulgaire qui nous aurait proposé des malheureux subissant à leur insu la fatalité de leur destin. La seule fatalité qui les domine, c’est la noblesse de leur cœur. Inventer des circonstances de fait telles que les vaillans destinés