Page:Revue des Deux Mondes - 1913 - tome 13.djvu/319

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

seigneur serait ici ; nous aurions gagné cette bataille ; Marsile serait mort ou pris. Votre prouesse, Roland, c’est à la malheure que nous l’avons vue. Charles, le Magne, — jamais il n’y aura tel homme jusqu’au jugement dernier, — n’aura plus notre aide. Vous allez mourir et France en sera honnie. (Et comme s’il s’attendrissait à nouveau, malgré lui : ) Voici la fin de notre loyal compagnonnage : avant ce soir, nous nous séparerons, et ce sera dur. »


Olivier a libéré sa conscience. Mais Roland, énigmatique jusqu’ici, saura-t-il se justifier enfin ? A ces reproches, les plus durs qu’il puisse entendre, où tant de tendresse se mêle à tant de cruauté, et qui lui viennent de son plus cher compagnon, que répondra-t-il ? Va-t-il réfuter Olivier ? ou bien confesser son erreur, son remords ? Que répondra-t-il ? Il se tait, et ce silence est la chose la plus sublime de la Chanson de Roland. Cependant Turpin a entendu leur querelle : « Hélas ! dit-il, elle n’a plus d’objet. Pourtant, sire Roland, oui, sonnez l’olifant, afin que du moins le Roi nous venge et que nos corps ne soient pas mangés par les loups et les chiens. »

Le comte Roland a mis l’olifant à sa bouche. Il sonne à « longue haleine, » « par grant dolur. » Sa chair, que les lances sarrasines n’ont pas offensée, éclate sous l’effort ; son sang jaillit de sa tempe rompue. Il sonne « par peine et par ahans, » « il se démente », et cet instant, où enfin il apparaît qu’il souffre, achève de le justifier. Pour tous ceux d’ailleurs qui aux siècles lointains ont entendu chanter la Chanson de Roland, pour tous ses lecteurs modernes, plus ou moins obscurément, sa justification a commencé plus tôt, s’il est vrai que c’est la vaillance et la mort de ses compagnons qui le justifient progressivement, et qu’à mesure qu’il en mourait davantage, nous avons souhaité davantage que Roland n’appelât point. Les vingt mille ont combattu, sont morts sans jamais dire s’ils étaient du parti de Roland ou du parti d’Olivier, et peut-être ont-ils tous pensé ainsi qu’Olivier et tous se sont pourtant offerts à la mort comme s’ils pensaient ainsi que Roland. Roland leur devait cette mort, puisqu’ils en étaient dignes ; il la devait à leur seigneur Charles, aux larmes mêmes de Charles et à ses pressentimens ; il la devait à Ganelon, dont le calcul était un hommage. Puisque Ganelon avait escompté que les vingt mille feraient la folie de rester jusqu’au bout, ils devaient rester jusqu’au bout, et, puisque Ganelon les avait investis martyrs, mériter l’investiture. Au début, Roland, étant Roland, étant celui qui s’élève