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jamais entendu, eût-il lu d’ailleurs toutes les autres chansons de geste et tous les poèmes héroïques des autres nations.

Mais les remarques qui précèdent suffisent, croyons-nous, pour que nous osions dire : Ce ne sont pas des compilateurs enfilant en chapelets de petits chants lyrico-épiques, le Conseil de Marsile, l’Ambassade de Blancandrin, les Songes de l’Empereur, etc., ce ne sont pas non plus des remanieurs, remaniant des remaniemens de remaniemens, qui ont produit ce poème d’une simplicité si complexe, si subtile, si classique ; et sa complexité même est le gage de son unité. Transposez seulement les deux discours de Turpin aux combattans, ou faites seulement répéter à Roland dans la seconde bataille ce qu’il disait dans la première, qu’il a foi en la victoire, tout le mouvement de ces scènes sera faussé. Voyez les remanieurs : à la fin de la scène où Olivier blâme et raille Roland de son désir de rappeler Charles (vers 1736), tel remanieur, un éditeur récent du texte d’Oxford, a cru devoir ajouter une laisse où Olivier déclare se rallier à ce désir, et ce contresens suffit à brouiller les lignes si purement, si finement dessinées par Turold. Ou veut-on un exemple encore du tort que fait au texte de Turold une intervention quelconque d’un remanieur quelconque ? Le Roland de Turold prie, comme un chrétien doit faire, à l’heure de mourir ; mais dans la bataille il n’a point, comme Charlemagne, un ange qui l’assiste ; il n’attend, il ne réclame de Dieu ni aide miraculeuse, ni ordre, ni conseil ; dans la bataille, il ne prie jamais. Survient un remanieur, l’Allemand Conrad : il a trouvé tout simple de prêter à un si bon chrétien de fréquentes oraisons, et par là il a gâché l’une des intentions les plus secrètes, les plus virilement chrétiennes de Turold. Nous redirons donc ici ce que nous disions plus haut : Si Turold n’est que le « dernier rédacteur, » ou bien il n’a fait que récrire un poème semblable au sien, et alors à quoi bon supposer ce plus ancien poème, double inutile du sien ? Ou bien il a renouvelé un poème différent du sien, mais si différent que nous ne saurions d’aucune façon nous le représenter.

Je ne nie pas qu’une plus ancienne Chanson de Roland ait pu exister, différente et plus fruste. J’ai montré que le poème de Turold est fait « de main d’ouvrier, » rien de plus ; mais c’est aussi le cas de l’Iphigénie de Racine, par exemple, et, quand on l’a reconnu, il n’en reste pas moins que d’autres Iphigénie