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au sommet ; et la mer et le ciel allaient se décolorant dans cette atmosphère étouffante, lourde et voilée. Nous nous dispersâmes dans nos cabines pour la sieste, après avoir convenu qu’au diner nous reprendrions la conversation sur les machines.

Ma femme m’avait souvent répété qu’en notre siècle on peut nier Dieu, la patrie, la famille, mais non la machine : car douter de la machine semble une hardiesse non moins étrange que douter de la rotation de la terre ou de l’immobilité du soleil. Je m’allongeai sur le lit de repos, en pensant combien elle avait raison. Une phrase où elle faisait allusion aux machines avait suffi pour provoquer une discussion nouvelle, plus animée, plus passionnée que les précédentes.


IX

De fait, on n’eut pas même la patience d’attendre jusqu’au soir pour reprendre la conversation. Vers quatre heures et demie, lorsque, après m’être attardé un peu dans ma cabine pour mettre des papiers en ordre, je sortis sur le pont, j’y vis ma femme, Cavalcanti, Rosetti et Alverighi qui, assis en cercle, se prenaient déjà aux cheveux. Sur un ton quelque peu acerbe, Cavalcanti disait à Alverighi qui l’écoutait d’un air maussade :

— En somme, à quoi se réduit cette histoire du coton que Mme Ferrero nous a racontée ce matin ? A ceci : en quelque » années, par le moyen de la machine, les barbares de l’Europe ont dépouillé l’Inde d’un art noble et ancien, qui lui appartenait. Est-ce là un progrès, selon vous ? Les étoffes, les dentelles, les meubles, les vêtemens et les bibelots de nos pères, les reverrons-nous jamais ?... Oui, la machine nous transporte dans ses bras, comme une robuste nourrice, à travers les mers orageuses ; et cela, c’est le prodige, la merveille, la gloire de notre époque, ce n’est pas moi qui le nie ; mais la machine n’a-t-elle pas aussi détruit les élégances qui, pour nos pères, embellissaient toutes les heures de la vie ? Si, à certains égards, notre époque est en progrès, à d’autres égard, elle ne laisse pas d’être en décadence, puisqu’elle devient laide.

Mais Rosetti intervint.

— Si nous discutions avec un peu d’ordre ? dit-il. Nous avons interrompu Mme Ferrero qui avait commencé à nous expliquer