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comment la machine s’est imposée au monde, après être née d’un concours de circonstances qui a quelque chose de gigantesque, puisque l’une de ces circonstances n’est rien de moins que la Révolution française. Ne vaudrait-il pas mieux, avant toute autre chose, apprendre pourquoi ce qui n’était que l’expédient d’un moment a poussé partout de si profondes racines ? Les autres se turent.

— Pourquoi ? reprit ma femme après un moment d’hésitation. Je l’ai déjà indiqué. Parce que le monde fut ébloui par le succès que l’Angleterre avait obtenu avec le coton ; parce que, dans tous les pays, il y eut des gens qui comprirent l’avantage qu’ils auraient à multiplier les machines ; parce que, sur les deux continens, en Europe et en Amérique, les traditions étaient affaiblies, les forces conservatrices désorientées par la Révolution ; et enfin parce que, sous prétexte de progrès, les hommes de tous les pays avaient envie de ne plus faire que ce qui leur plaisait.

— Dites : de ne plus vivre dans la misère et dans l’ignorance ! interrompit Alverighi.

— J’ai dit : de faire ce qui leur plaisait, répliqua Gina. Depuis que le monde est monde, on avait toujours répété que c’était une vertu de refréner ses désirs, de savoir se modérer, de ne pas trop prétendre. Jadis la simplicité était la vertu des saints, des héros, des grands. Mais depuis cent ans c’est une autre affaire : la machine veut à tout prix que l’homme devienne un animal insatiable. Le peuple doit se persuader que le premier et le plus saint de ses devoirs est de manger, de boire, de fumer, de se déplacer, de faire ripaille autant qu’il peut et de singer tous les vices des riches. Car la machine a besoin de réaliser cette chose inimaginable, tant elle est absurde : la disette permanente. Nous croyons être plus intelligens que nos pères, parce que nous construisons des machines et qu’ils n’en construisaient pas. Mais croyez-vous, monsieur Alverighi, que, si les anciens n’en ont pas construit, c’était faute d’intelligence ? Comme s’il fallait être extraordinairement savant pour construire des machines ! Le créateur de la grande industrie mécanique fut Arkwright, qui était barbier ! Si les anciens n’ont pas construit de machines, c’est parce que, de leur temps, les mains de l’homme suffisaient à satisfaire ses désirs, encore modérés.

— Mais, objecta l’amiral, la machine ne serait-elle pas plutôt