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du progrès, il n’y a pas de différence incontestable entre la toile peinte d’une baraque de foire et la Transfiguration ? entre Gasparone et saint François ? entre les vêtemens des femmes de chambre du bord et ceux de Mme Feldmann ? entre le vin que boivent les émigrans et le Champagne que nous avons bu ce soir ? entre la viande des races que l’Argentine a sélectionnées avec tant de soin, depuis plusieurs années, et celle du bétail qu’autrefois elle se contentait de confier à la grâce de Dieu, dans les pâturages naturels ?

Un peu gêné, Alverighi répondit :

— Je ne dis pas cela... Une affirmation doit toujours être entendue sous certaines réserves, interprétée avec un certain bon sens... Oui, même dans les arts et dans la morale, il y a du progrès possible ; mais, — comment dirai-je ? — ce progrès est plus lent et moins continu ; les différences ne s’aperçoivent qu’à de grandes distances, après beaucoup de temps... Je ne sais si je m’explique d’une façon claire...

— Si j’ai bien compris, vous voulez dire que l’on n’a pas encore trouvé un calcul infinitésimal qui permettrait de mesurer les différences minimes dans les qualités des choses ; que, par conséquent, tout ce qu’il est possible d’apercevoir, ce sont les différences très apparentes ; qu’en deçà d’une certaine perfection, les degrés se confondent, ne se discernent plus, de sorte que chaque objet peut être jugé également beau et bon...

— Parfaitement, parfaitement ! C’est bien là ce que je voulais dire ! interrompit Alverighi. Et cela peut nous aider aussi à comprendre pourquoi les hommes ont mis tant de siècles à perfectionner les arts, les religions, les législations, avant de s’élancer à la conquête de la terre. Ce qui était urgent, au début, c’était de sortir de la grossièreté primitive. Au début, l’histoire s’est peut-être moins trompée que je ne le supposais. Mais à présent, mais à présent ? N’y a-t-il donc personne qui s’aperçoive qu’une ère nouvelle, qu’une histoire née d’hier a commencé, le jour où, en Amérique, l’homme s’est mis à exploiter les espaces sans bornes, les plaines sans limites, les horizons infinis ? Jusqu’au siècle dernier, avant l’invention de la locomotive, des chemins de fer et de tous les engins mus par la vapeur et par l’électricité, tant que l’homme fut réduit à travailler avec ses bras et à marcher avec ses jambes ou avec celles de quelques animaux un peu plus rapides que lui, l’humanité se perdait.