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l’eau et la terre qu’elle charrie, très loin, du côté de Brondolo et de Chioggia. L’ancien lit, canalisé et barré d’écluses, est aujourd’hui une sorte d’étroite et longue mare, où barbotent d’innombrables canards, et qui, à certains coins, semble dormir sous la végétation qui la couvre. Heureusement, les ingénieurs n’ont pas eu l’idée d’en rectifier les incessantes sinuosités. A chaque tournant, les vues changent. Souvent, une double et régulière colonnade de hauts peupliers dorés encadre les rives. Par cet automne précoce, qui suit un été pluvieux, les mûriers sont déjà tout jaunes dans la campagne jaunie. Près des granges, montent les flammes vives des cerisiers de feu.


II. — MALCONTENTA

A un coude de la Brenta, la haute masse de la villa Foscari surgit derrière les toits de Malcontenta ; et l’on s’étonne de ne pas l’avoir aperçue plus tôt, tant elle se détache, imposante, au-dessus de la plaine sans mouvement. Les murs construits par Palladio ont gardé si intact leur air de majestueuse sérénité que l’on ne peut se douter, lorsqu’on les voit en passant sur l’autre rive du canal, des ruines qu’ils abritent. Un pillage éhonté suivit la fin de la République. Quand les palais ne furent pas entièrement démolis, ainsi qu’il arriva le plus souvent, on vendit tous les objets d’art qu’ils renfermaient : meubles, fresques, boiseries, étoiles ; puis, des entrepreneurs de démolitions achetèrent en gros, et à vil prix, tout ce qui pouvait encore avoir une valeur quelconque : pierres, plombs, ferrailles, motifs décoratifs. Ce fut une véritable razzia. Rarement le vandalisme alla aussi loin.

Le rez-de-chaussée de la Foscari est occupé aujourd’hui par un atelier de charronnerie. Quand j’ai demandé à un ouvrier si l’on pouvait visiter la villa, il s’est étonné de mon désir, prétendant qu’il n’y avait rien à voir ; puis, sur mon insistance, il m’a indiqué une petite porte et un misérable escalier tournant par où l’on accède maintenant au premier étage. Il n’a pas daigné m’accompagner. Que pourraient, en effet, emporter les visiteurs, puisque les chambres sont vides ?

Plus qu’à la Rotonde de Vicence, plus que dans n’importe quel palais délabré de Venise, l’impression de ruine soudaine,