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arrivés à 3° 22′ de latitude septentrionale et 27’38’ de longitude. Et je me retirai pour la sieste.

Quand je sortis de ma cabine, vers quatre heures, je m’aperçus que le navire roulait et tanguait fortement. Je regardai la mer ; mais, au lieu d’un océan furieux, aux vagues écumantes, je vis un océan paisible, mou, gonflé, couvert de petits vallons et de petites montagnes, et qui n’avait pas la force de se briser. Je sortis sur le pont de promenade, que je trouvai désert. Je montai au pont des embarcations, avec l’espoir d’y rencontrer quelqu’un ; et en effet, à bâbord, sous le vent, je vis l’amiral, Cavalcanti et Alverighi, qui étaient assis en groupe, tandis qu’à côté d’eux une quatrième chaise était restée vide. Dès le premier coup d’œil, je m’aperçus, à leurs gestes et à leurs physionomies, qu’ils discutaient avec animation ; et, quand je me fus approché et que j’eus occupé la chaise vide, j’entendis l’amiral dire sur un ton où la surprise et l’indignation se mêlaient à l’incrédulité :

— Prétendre que la science soit fausse !… Je vous le demande, à vous, monsieur Ferrero : Vous paraît-il, vous, que le monde soit un immense désordre et que la science soit fausse ?

« Voilà, ma foi, un joli renversement ! » pensai-je. Et je priai qu’on me donnât des explications. Alors Cavalcanti me raconta qu’une heure auparavant, ils avaient rencontré M. Rosetti, à qui l’amiral avait répété tout ce qu’il nous avait déjà dit dans la matinée. Sur ce, Rosetti avait demandé à l’amiral s’il croyait, comme l’homme du peuple, que les faits étudiés par la science fussent réellement tels qu’ils nous apparaissent. « Par Dieu, oui, je le crois ! » avait répondu l’amiral. Et alors Rosetti avait dit à l’amiral qu’il était de cette opinion parce qu’il avait adopté la doctrine d’Auguste Comte, mais qu’Auguste Comte avait commis l’erreur d’accepter le monde tel que la science nous le présente et de croire que la science est vraie. Malheureusement, il n’avait pu continuer son exposition parce que le mouvement de la mer l’avait indisposé, et il était rentré dans sa cabine.

— Et je vais suivre ce noble exemple ! dit tout à coup Alverighi qui, ô prodige ! n’avait pas encore soufflé mot. Cette mer est atroce. Au revoir, messieurs.

Quand il fut parti, l’amiral se leva, s’approcha du parapet, regarda l’Océan et hocha la tête :