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d’intelligence. Tout déchoit donc dans le monde par le progrès et tout progresse par la déchéance, comme l’a démontré Mme Ferrero dans son livre sur les avantages de la dégénération. Du reste, vous avez vous-même admis cela implicitement, l’autre soir, quand vous avez admis qu’il n’y a pas de critérium qualitatif du progrès, mais qu’il y en a seulement un critérium quantitatif. Or nous avons vu que ce critérium quantitatif revient lui-même à un jugement sur la qualité, sur la légitimité des besoins. La conclusion de tout cela ? C’est que, quand nous affirmons le progrès ou la décadence d’une certaine chose, nous entendons signifier par là que certains changemens survenus en elle sont bons ou mauvais, c’est-à-dire avantageux ou nuisibles pour nous. Car le Bien et le Mal, eux aussi, sont un couple étrange, comme le Beau et le Bien. Ils sont ennemis, quoiqu’ils se trouvent toujours ensemble ; ils sont opposés, et pourtant ils changent continuellement de masques et prennent le rôle l’un de l’autre ; ce qui fait que, plus l’homme s’efforce de les distinguer, plus ils le confondent et l’abusent. L’homme poursuit le Bien et finit par le saisir ; mais, hélas ! il s’aperçoit aussitôt qu’il a fait erreur ; ce qu’il tient, c’est le Mal. Il fuit désespérément le Mal, jusqu’à ce que, épuisé par la course, il se livre à lui ; et voilà qu’il tombe entre les bras du Bien ! L’Autorité et la Liberté, la Guerre et la Paix, la Richesse et la Pauvreté, la Victoire et la Défaite, le Savoir et l’Ignorance, la Force et la Faiblesse, la Vie intense et la Vie simple : quel est le Bien, quel est le Mal ? Les uns affirment que tel de ces élémens est le bien, ou le progrès, ou la civilisation, — noms qui ne sont que des synonymes, — tandis que les autres voient tout cela dans l’élément contraire. Et quelle est la force qui les pousse à juger ainsi ? C’est l’Intérêt, encore l’Intérêt, toujours et partout l’Intérêt, là comme dans l’Art et dans la Science ; — l’Intérêt, terme compréhensif qui désigne à la fois des choses très diverses : l’inclination native, les besoins résultant de l’éducation, la religion, la fortune personnelle, la patrie, l’Etat, l’ordre social auquel un homme appartient. Tour à tour, selon que tel ou tel intérêt devient plus fort et s’impose, l’homme juge bien, progrès, civilisation, ou mal, décadence, barbarie, tantôt la liberté et tantôt l’autorité, tantôt la richesse et tantôt la pauvreté, tantôt le savoir et tantôt l’ignorance, tantôt la vie intense et tantôt la vie simple. Vous avez ouvert de grands yeux, avocat, quand j’ai dit que nous pourrions