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devenir musulmans. Mais pourquoi ? A une époque comme la nôtre, où domine la hardiesse, l’audace, l’activité laborieuse, parce que de petites oligarchies, qui goûtent cette morale et qui en profitent, sont assez puissantes pour l’imposer, succède nécessairement une époque où la simplicité, la résignation, la modération, la médiocrité des richesses sont considérées comme les biens suprêmes, parce qu’alors prédomine la multitude qui a besoin de tout cela. Toujours il en fut ainsi ; la vie oscille incessamment entre deux conceptions opposées du Bien et du Mal, parce que les jugemens que nous portons sur les qualités des choses sont essentiellement « retournables ; » et je ne vois pas pour quelle raison, désormais, ce rythme devrait être suspendu sine die, ni au profit de qui. Rappelez-vous ceci, Cavalcanti : l’homme ressemble au cheval enfermé dans la roue qui tourne : il marche, s’ébroue, sue, s’évertue, croit monter des côtes, descendre des vallées ; et cependant il est toujours au lieu où il a commencé à se mouvoir, et le chemin parcouru, les pénibles ascensions, les descentes précipitées, tout cela n’est qu’illusion.

— La vie ne serait alors qu’une immense hallucination créée par nos intérêts, c’est-à-dire par nos passions, interrompit l’amiral.

— Oui, par les intérêts, qui sont mobiles et qui se croient éternels, qui sont divers et contraires, tandis que chacun d’eux se croit unique et absolu. Telle est, du reste, la conclusion à laquelle aboutissent presque toutes les philosophies les plus récentes. Tout est intérêt, donc illusion, depuis l’idée de l’Espace et du Temps...

La stupéfaction de l’amiral fut si forte qu’il interrompit encore :

— Aussi l’Espace et le Temps ! Inventés par les intérêts !

Il ne manquait plus que cela ! Que voulez-vous dire ?

Rosetti réfléchit un instant, puis tira sa montre et dit :

— Minuit va sonner dans quelques minutes. Si vous voulez, nous continuerons demain.

Lorsqu’il fut parti, Alverighi prononça d’un ton sec et péremptoire :

— Il est fou.

L’amiral et Cavalcanti ne dirent rien. Nous nous promenâmes en silence. Moi, j’étais perplexe. J’avais toujours connu Rosetti pour un libre penseur qui inclinait plutôt vers le positivisme,