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pas assez les sciences, les lettres et les arts. Chacun attire l’eau à son moulin.

— Oui, c’est à peu près cela, répondit Rosetti. Du moins, tant que nous ne sommes pas encore arrivés à considérer avec désintéressement l’espace et le temps : car le temps, lui aussi, est une invention des intérêts. L’homme s’est fait l’illusion de parvenir à le mesurer lorsqu’il l’aurait traduit en mouvement, et il a inventé le pendule. Mais comment le mesure-t-il ? Il a supposé que le pendule met toujours le même temps pour accomplir la même oscillation ou le même nombre d’oscillations égales. Or, si nous supposons cela, c’est parce que cela nous est commode ; mais nous l’admettons sans aucune preuve : car, pour vérifier cette supposition, il faudrait pouvoir contrôler la durée des oscillations du pendule au moyen d’une autre mesure, et cette autre mesure nous manque. « Il y a, dira-t-on, la rotation de la terre. » Sans doute : nous considérons comme égaux deux intervalles de temps pendant lesquels la terre a tourné autour de son axe d’un angle égal, angle que l’astronomie nous permet de mesurer ; mais, pour cela, il faut supposer de nouveau que le mouvement rotatoire de la terre est toujours égal, supposition gratuite, que nous ne pouvons vérifier qu’en contrôlant le mouvement de la terre au moyen de nos horloges. En un mot, nous prétendons contrôler nos horloges par le mouvement de la terre, puis le mouvement de la terre par celui de nos horloges ; ce qui est un cercle vicieux enfantin. Non : des horloges qui vont bien et des horloges qui vont mal, il n’y en a que pour les horlogers qui se vantent de savoir les régler. Mais, quand on se désintéresse du temps et de sa conception vulgaire, on devient un demi-dieu, un être éternellement jeune, puisqu’on sait qu’on ne vieillit pas, que la vieillesse, comme le temps, est une illusion...

Rosetti énonça cette conclusion en souriant.

— Hélas ! répondit l’amiral en souriant aussi, je suis trop vieux pour réussir à me convaincre d’une vérité si belle.

— Non, repartit Rosetti. Dites que vous êtes trop intéressé...

— Quel intérêt voulez-vous que j’aie à croire la géométrie vraie plutôt que fausse ? Je n’y gagne rien. Je ne suis pas professeur de mathématiques...

— Parmi les intérêts, répliqua Rosetti, il faut sans doute compter aussi l’attachement que nous avons pour les opinions