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non plus pour tâcher de me procurer des richesses, des honneurs, de la réputation ou de la puissance, mais seulement pour passer le temps, c’est-à-dire d’une façon entièrement désintéressée. Or savez-vous ce qui m’arriva ? Un beau jour, je découvris qu’outre la géométrie d’Euclide il y avait plusieurs autres géométries, inventées en Allemagne, naturellement ; que l’une de ces géométries se permettait de tirer d’un point, non pas une, mais plusieurs parallèles à une droite donnée ; qu’une autre se permettait de tirer entre deux points, non pas une seule ligne droite, mais une infinité de lignes droites. « Laquelle est la vraie ? » me demandai-je, effrayé à l’idée d’avoir enseigné aux Argentins une géométrie fausse. Dieu sait si je me suis mis l’esprit à la torture ! Mais enfin je rencontrai l’homme qui me dessilla les yeux, — et ce fut encore Poincaré, — en me prouvant qu’une géométrie n’est qu’un temple de la nécessité logique, édifié avec un art admirable, mais destiné à rester éternellement vide. Pour parler d’une façon plus familière, les axiomes de la géométrie ne sont ni vrais ni faux, puisqu’ils ne sont que des conventions arbitraires et que chaque géométrie peut les poser à son gré, sans autre obligation que d’en déduire les conséquences avec une impeccable logique. En résumé, il n’y a ni géométries vraies, ni géométries fausses ; il n’y a que des géométries plus ou moins commodes par rapport au but qu’on se propose. La géométrie d’Euclide sert à mesurer la terre et à construire les machines ; et j’avais donc raison de l’enseigner, à Buenos-Aires, dans une école d’ingénieurs. Les autres géométries servent à devenir professeur d’université, membre des plus fameuses académies de l’Europe, et même sénateur du royaume d’Italie ; n’ayant aucune ambition de cette sorte, je n’étais pas tenu de les professer. Je pouvais vivre au-dessus de toutes les géométries, c’est-à-dire au-dessus de l’Espace, ce qui est, ce me semble, un privilège des Dieux...

— Mais alors, répondit l’amiral sur un ton légèrement ironique, la géométrie fait la paire avec la philosophie de la guerre. Quand une guerre est finie, chacun s’empresse d’expliquer aux vaincus pourquoi ils ont été vaincus. Le prêtre leur dit qu’ils ont été vaincus parce qu’ils étaient incrédules ; le maître d’école, parce qu’ils étaient ignorans ; le constructeur, parce que les engins de guerre n’étaient pas assez parfaits ; le savant, le poète, l’artiste, parce que l’État n’honorait et n’encourageait