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— Morale : un sou et un million ont la même valeur ! La différence n’est qu’une illusion de notre esprit.

— Selon Vivekananda, répondit Cavalcanti, ils ont en effet la même valeur pour le sage qui possède la sagesse suprême.

— Quant à moi, riposta l’autre, je préfère posséder une lieue carrée de bonnes terres dans la Pampa.

— Et pourtant, dit tout à coup Rosetti d’un ton badin, je croyais, monsieur Alverighi, que vous étiez védantiste.

— Moi ? fit l’avocat.

— Oui, vous. N’est-ce pas vous qui nous avez démontré que chacun a le droit de juger beau ce qui lui plait, laid ce qui lui déplaît ? Par conséquent vous êtes védantiste.

Mais ici, la machine, sifflant midi, interrompit l’entretien. Nous nous levâmes de table et nous nous dispersâmes. J’allai lire sur la carte que nous avions atteint 23°36’ de latitude, 17°30’ de longitude. Ensuite je causai avec Rosetti, lui racontai les commentaires que nous avions faits, la veille au soir, sur son discours, sans lui cacher qu’Alverighi l’avait déclaré fou ; et enfin, moitié sérieusement, moitié par badinage, je lui demandai s’il s’était, lui aussi, converti à la philosophie à la mode.

— Au pragmatisme, sûrement, me répondit-il d’un ton où il y avait aussi du sérieux et du badin. N’est-ce pas la philosophie américaine ? Or j’ai fait fortune en Amérique, moi. Je suis donc tenu de professer une philosophie américaine.

Il n’y eut pas moyen de lui faire quitter ce ton équivoque et de tirer au clair sa pensée. Je me retirai pour la sieste, pensant à Cavalcanti et à Vivekananda, mais nullement étonné que ce diplomate, né dans l’Inde nouvelle, au Brésil équatorial, se fût enflammé d’une soudaine ferveur mystique devant l’éternelle Immutabilité du Tout contemplé par un sage sous les tropiques de l’Inde ancienne. Cavalcanti était un mystique inconscient, nourri d’idées occidentales qui ne concordaient point avec sa nature ; mais je ne pus m’empêcher de me dire aussi que, désormais, le monde est terriblement confus et embrouillé, avec tant d’idées et tant de peuples qui vagabondent sans trêve à la surface de la terre.

Dans l’après-midi, je me promenai un peu sur le pont, avec Mme Feldmann, qui était calme et qui, d’elle-même, ramena la conversation sur son mari. Elle me dit que l’amiral lui avait rapporté mon incrédulité relativement au bruit qui courait de