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y apercevoir, demeure toujours identique à lui-même. Pourquoi donc nous efforcerions-nous de le déranger de sa sublime immutabilité, d’altérer son inaltérable identité ? Et notre civilisation qui, par sa furieuse activité, croit imposer à l’univers, des formes toujours nouvelles, est-elle autre chose qu’une immense illusion : la même illusion que celle du cheval qui, faisant tourner avec ses pieds la roue du moulin, croit parcourir la terre et demeure toujours à la même place ? Or, pour le meunier qui lui fait moudre son grain, il est certes fort important que le cheval marche sans changer de place. Avez-vous lu le livre si ingénieux de Georges Sorel sur les illusions du progrès ? Mais lui, le pauvre cheval, s’il pouvait se soustraire à la tyrannie du meunier, n’aurait-il pas raison ; de sortir de la roue et de se coucher tranquillement sur l’herbe ? C’est ainsi que l’homme moderne piétine dans la roue du progrès où l’ont enfermé la cupidité, la folie du luxe, l’orgueil de la raison, enhardi par quelques petits succès, une oligarchie puissante et cupide ; mais je ne comprends pas pourquoi l’homme devrait rester éternellement dans cette roue. N’avez-vous pas dit que le temps de la liberté est venu ? N’avez-vous pas éloquemment dénoncé les oligarchies intellectuelles de la vieille Europe, qui voudraient asservir les hommes à leur ambition et à leurs convoitises en leur faisant croire qu’elles connaissent le vrai modèle de la beauté parfaite ? N’avez-vous pas magnifié la révolte de l’homme moderne, qui affirme son droit de juger la beauté selon son critérium et son modèle personnel, obéissant uniquement à la voix intérieure, et libre de toutes contraintes, de toutes sujétions ? Mais à quoi nous servirait d’avoir secoué le joug de ces anciennes oligarchies intellectuelles, si ensuite nous retombons sous la tyrannie d’une oligarchie de banquiers, de fabricans de machines, de savans et d’inventeurs insatiables, qui visent à conquérir l’empire du monde en faisant croire qu’ils connaissent le vrai Progrès, c’est-à-dire qu’ils possèdent la pierre philosophale : — l’introuvable définition du Bien absolu ? — Liberté, liberté !... L’homme ne doit pas conquérir le seul droit de jouir librement de la beauté ; il a aussi le droit non moins divin de choisir la juste et sage manière de vivre, sans sujétions d’intérêts ni d’oligarchies tyranniques, à l’air libre, hors de la route du progrès. Et, le jour où l’homme sera sorti de la route du progrès, il comprendra combien est vaine et mortelle l’illusion de courir pour courir, comme il fait à présent, de s’agiter pour