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tragiques comme si les autres n’étaient que des citoyens un peu romanesques. L’un des bandits tragiques a laissé un testament, qui contient l’exposé de ses principes philosophiques. Le gaillard voulait « vivre sa vie. » Et M. Alfred Capus note le fréquent retour de ces trois mots dans le langage des personnes qui, de nos jours, ont affaire aux tribunaux.

Jeunes filles que tente une liberté prématurée, leurs malins séducteurs ; épouses mal résignées, et les maîtresses enthousiastes, et aussi les amans, et les maris facétieux ; enfin les plus ignobles bandits : tout ce monde rêve de « vivre sa vie » et ne se contente pas de le rêver. Quel avertissement, si le bandit fait usage de la même formule que ses légères et jolies contemporaines ! C’est, bel et bien, la formule de l’anarchisme : et, en effet, contemporaines et bandit appartiennent à la même école, dans des classes différentes.

Vivre sa vie ? Cette formule, nous la devons à une « interprétation hasardeuse » d’Ibsen et de Nietzsche. « Rien n’est plus séduisant, dit M. Alfred Capus, que de changer les noms de nos vices et de nos faiblesses et de les désigner par des termes pompeux, de décider par exemple que le courage consiste à fuir et la noblesse de caractère à se jeter dans le plaisir. Il y aura toujours des gens pour adopter avec entrain cette manière de voir ; et c’est ce qu’on fait, quand on prend la résolution énergique de vivre sa vie, coûte que coûte. »

Une interprétation « hasardeuse » d’Ibsen et de Nietzsche. Hasardeuse, oui. Et ni le Scandinave ni le Germain n’ont précisément recommandé le meurtre. Mais, si l’on abuse de leurs idées, faut-il s’en étonner ? Ce ne sont pas les idées des philosophes qui gouvernent le monde : ce sont, plutôt, les erreurs que les foules commettent, touchant les idées des philosophes.

Galeotto fu il libro, et même si le livre était, dans la pensée de l’auteur, innocent. M. Alfred Capus a raison, quand il cherche dans les idées de philosophes, qui aujourd’hui foisonnent, l’une des causes, et la principale peut-être, de l’anarchie contemporaine. Le crime est ancien, mais la justification philosophique du crime est récente : et voilà très exactement où commence la perversité scandaleuse. Un péché marque l’originelle imperfection de notre nature ; mais l’âme se démoralise quand, au lieu de se repentir, elle présente son péché sous les dehors d’une doctrine enfin réalisée, damnable sophistique. « Ce qui est bien de l’heure présente, écrit M. Alfred Capus, ce n’est pas de tuer, de voler ou de trahir, c’est de le faire au nom d’un principe, que ce soit le droit au bonheur ou le besoin impérieux d’agrandir sa personnalité.