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Être dévalisé, passe encore ; mais l’être au nom des droits sacrés de l’individu, c’est un raffinement auquel nous aurons de la peine à nous habituer. » Conclusion : « Voilà l’apport, dans nos mœurs, de la philosophie et de la littérature étrangères et surtout des interprétations que nous en avons faites. Paris et la province sont encombrés de surhommes et de nietzschéennes qui n’ont pas la sensation d’avoir vécu leur vie sans deux ou trois scandales, quelques ei6croqueries et un certain nombre de violences. » M. Alfred Capus ajoute : « Il n’y a rien de moins français que ce type récent. » Et il insiste sur l’origine étrangère des doctrines qui ont fait, chez nous, le plus de ravages.

C’est la vérité. Or, il ne s’agit pas de flétrir la pensée étrangère et de considérer comme des prêcheurs de vice et d’abomination les philosophes des autres pays. Mais si, — et je le crois, — c’est, en effet, la fausse interprétation des doctrines qui démoralise les foules, combien, ne va-t-on pas interpréter plus faussement les doctrines qui, nées ailleurs, et d’esprits tout différens du nôtre, préconisées pour un état social, pour un état mental qui ne sont pas les nôtres, arrivent chez nous comme, en Afrique, ces défroques de nos costumes dont s’habillent les rois nègres : et ils les mettent tout de travers !...

Nous avons trop aimé les idées : et il est temps de battre notre coulpe. Nous avons tant aimé les idées que nous désirâmes de les posséder ensemble toutes. Et tel fut notre vif empressement que nous n’avons pas choisi, parmi elles : nous prenions les bonnes et les mauvaises. Ceci est plus significatif : nous négligions de nous demander si elles nous convenaient, et même de nous demander si l’on pouvait logiquement les réunir. Eh bien ! la logique est, pour les idées, ce qu’est, pour le corps, l’économie organique : certains mélanges d’idées ne sont pas viables, d’autres sont des poisons, d’autres sont des mélanges détonans, on l’a vu. Il y a une chimie des idées : ne le savions-nous pas ?

Et nous disions, — ou nos maîtres nous disaient, — que la pensée n’a point de patrie, que les souveraines idées règnent sur l’intelligible univers. Ainsi, nous n’avions qu’à les ravir, en tous pays. Notre collection dangereuse s’en accrut. Mais les idées ont une patrie, la leur celle de leur naissance. Elles sont les symboles du rêve qu’ont favorisé, en un coin de la terre, et le paysage, et les circonstances, et les hasards, et les souvenirs de la race, élaborés lentement. Les métaphysiques dépendent du sol, comme les moissons et le vin.

Bref, nous nous sommes laissé envahir, depuis quarante ans, par