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possible, la veille des massacres de Septembre, après avoir employé les derniers jours passés par elle à l’ambassade de Suède à sauver quelques amis proscrits, entre autres le propre frère de Norvins qui, à cette occasion, rend témoignage dans son Mémorial « au courage et au dévouement déployés par elle. »

Sachant, dit-il, son prochain départ, l’on courait chez elle la nuit pour la prier de donner ou faire donner aux absens des nouvelles des personnes qui leur étaient chères… Tout ce qui restait à Paris de l’ancienne société s’était instinctivement adressé à Coppet de Staël et, dès son retour en Suisse, on courait chez elle de toute part, pour connaître le sort de ses parens et de ses amis. Ainsi il y avait presse chez elle au départ et à l’arrivée. Sa mémoire vraiment surnaturelle remplaçait vraiment la correspondance la plus détaillée. Aussi, qu’on me passe le mot, c’était bien par cœur qu’elle avait appris et retenu tous les malheurs de nos familles. De la vie passée qui eût pu lui rappeler ceux dont elle devait consoler l’absence, elle n’avait rien oublié.

Mme de Staël demeura en Suisse jusqu’au commencement de l’année 1795. Ces deux années et demie comptaient pour elle parmi les plus pénibles de sa vie. C’est qu’elle désespérait de la France qu’elle croyait à jamais fermée pour elle dans l’avenir. Aussi ses lettres sont-elles pleines de cris d’indignation et de douleur. Par momens, elle semble oublier combien elle avait aimé sa patrie d’adoption :

Mon horreur pour la France s’accroît chaque jour, écrit-elle à son mari alors en Suède. Sais-tu le nom des victimes, M. de Malesherbes, Mme du Châtelet. Mme de Gramont, toute la famille de M. de Malesherbes, des personnes de dix-huit à vingt ans. Ah ! les monstres l’L’histoire n’a jamais rien offert qui puisse être approché de leurs crimes.

Et dans une autre lettre :

Voilà la campagne finie pour les coalisés et ces atroces Français feront peut-être beaucoup plus que de se défendre. As-tu vu les effroyables listes de leurs crimes ; c’est à présent quatre-vingt-dix ou cent personnes par jour qu’ils immolent : la duchesse de Biron, le maréchal et la maréchale de Mouchy. Ah ! si les rois, au lieu de faire de cette guerre une coalition royale, avaient seulement demandé la croisade des hommes contre les tigres, qui aurait pu s’y refuser ?

Elle n’entretient aucune illusion sur les résultats de cette croisade et son indignation n’altère point la perspicacité de son jugement. « On ne viendra jamais à bout des Français. Ce n’est pas de la liberté assurément, mais le peuple lui donne ce nom