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et le fanatisme est au moins aussi grand pour les fausses religions que pour les vraies. » L’avenir lui paraît aussi noir que le présent. « Les Jacobins sont atroces ; le régime qui leur succédera sera absurde et je ne vois que des peines diverses à supporter. » Aussi semble-t-elle par momens se résigner à vivre désormais ailleurs qu’en France : en Angleterre, en Italie, dans le Holstein, aux États-Unis même, où plusieurs de ses amis ont trouvé un refuge, peu lui importe, pourvu qu’elle puisse trouver « un lieu tranquille où les personnes qui s’aiment et qui ont une opinion semblable, ce qu’il faut compter pour beaucoup dans les temps de fanatisme, puissent en paix se réunir. » Par momens aussi elle aime à se forger, dans quelque pays lointain, un rêve de félicité tant soit peu idyllique :

Un beau climat, de la musique, une douce réunion, voilà les seuls biens dont la France ne m’ait pas désenchantée. Il ne reste plus, même dans les autres pays, ni rang, ni gloire, ni dignité. Ce gouffre a tout englouti.

Les circonstances ne devaient jamais lui permettre de réaliser ce rêve, dont, à l’user, elle se serait sans doute bien vite dégoûtée. Mme Necker mourut au mois de mai 1794. J’ai raconté ici même sa fin pathétique. Les rapports de Mme de Staël avec sa mère avaient toujours été difficiles et, durant les derniers temps de la vie de Mme Necker, le caractère de celle-ci, un peu aigri par la souffrance, ne les avait pas rendus meilleurs. Mme de Staël n’en fut pas moins profondément émue par cette perte. Toujours la mort avait fait sur elle une vive impression.

L’oubli de la mort, disait-elle, est la plus grande merveille de la vie ; on ne conçoit pas comment on est distrait d’une telle pensée pour les autres ou pour soi-même. Le pouvoir est cependant un des plus grands bienfaits de la Providence et une des causes finales les plus marquées.

Voyant approcher les derniers jours de sa mère, il s’en fallait de peu qu’elle ne se reprochât des torts qui, assurément, n’étaient pas tous de son côté.

La mort, écrivait-elle trois mois auparavant à son mari, est une chose affreuse, quel que soit le passé, et je ne sais même pas si, à cette époque terrible, on ne se croit pas tous les torts.

Enfin le moment fatal arriva :

Hélas ! mon cher ami, je ne croyais pas avoir à l’annoncer sitôt la mort de ma pauvre mère ! ce matin elle est expirée dans les bras de mon père. Il est malheureux et courageux. Je vais le soigner de toutes mes forces ;