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je ne pusse en nier le bel ordre. Alverighi, au contraire, écoutait avec une sorte de recueillement impassible, sans faire ni un geste ni un signe, jusqu’à ce qu’enfin il s’écria :

— Je l’admets, je l’admets ! Nous sommes entièrement d’accord, et il est inutile de continuer. Vous complétez, vous ne contredisez pas ce que j’avançais hier. Car je suppose que vous n’êtes point d’humeur à admettre que ce qui est imposé par des intérêts mondains, tous relatifs et transitoires, puisse être éternel et absolu. Vous ne répéterez donc pas, vous, que l’Amérique est laide, ni non plus qu’elle est barbare parce qu’elle n’a pas l’heur de plaire aux esthètes et aux critiques européens.

— Moi, non, répondit Rosetti, je ne le répéterai pas. Je suis un demi-Américain, moi ; j’ai vécu vingt ans en Amérique, et c’est à l’Amérique que je dois ma liberté d’esprit et les loisirs dont je jouis maintenant. J’ai donc intérêt à défendre l’Amérique. Mais ceux qui vivent en Europe et qui ne sont pas pensionnés par un État américain ? Si tous les hommes sont poussés par des intérêts à vouloir imposer aux autres comme beau, même par la force, ce qui leur parait tel à eux-mêmes, alors il est clair que ce qui sera beau pour tout le monde, ce sera ce que le plus fort, — peuple, classe, faction, clique mondaine, cabale de critiques, intérêt commercial, etc., — voudra être tel. Le beau et le laid suivront les vicissitudes de la puissance, et leur existence même se réduira à une question de force. Eh bien, si l’Europe et l’Amérique viennent à disputer sur le beau et sur le laid, le beau sera donc ce que proclamera tel celui des deux continens qui possédera une plus grande force pour imposer son idée aux autres. Or est-il possible de douter qu’aujourd’hui, dans ce duel esthétique, l’Europe soit mieux armée que l’Amérique ? A parler franc, quoique j’aime beaucoup l’Amérique à laquelle je suis redevable de tant de choses, je suis obligé de répondre non. Vous le voyez, du reste : ici, à bord de ce navire, vous et moi, qui sommes Européens, nous nous trouvons presque d’accord ; mais Cavalcanti et l’amiral, qui sont Américains, se scandalisent de ce que nous pensons. Ainsi l’Amérique elle-même ne se croit pas capable d’imposer au monde son idée du beau. Et alors ? Vous avez démontré que tous les argumens par lesquels on essaie de justifier cette prétention despotique sont des sophismes ; mais que peut votre critique perspicace et profonde, si elle est seule contre une puissante coalition