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Dès 1668, le Père Lemercier écrit : « Il fait beau voir à présent presque tous les rivages de notre fleuve, habités de nouvelles colonies, qui vont s’étendant sur plus de quatre-vingts lieues de pays le long des bords de cette grande rivière où l’on voit naître, d’espace en espace, de nouvelles bourgades qui facilitent la navigation, la rendant plus agréable par la vue de quantité de maisons et plus commode par de fréquens lieux de repos. »

Ce qui ressort de tous les documens mis en lumière et même de statistiques précises, c’est que le Canada, vers le milieu du XVIIIe siècle, entrait dans l’aisance, sinon dans la prospérité[1]. Le luxe, le gaspillage, le jeu, sont dépeints par Montcalm en traits vifs et poignans à la veille de la catastrophe. Il y avait des années où rien que la traite des pelleteries jetait, d’un coup, sur la colonie plus de trois millions. Les campagnes surtout étaient florissantes ; les maisons de bois des bûcherons, garnies de provisions, de bons mobiliers, de fanfreluches venues à grands frais de la mère patrie, se multipliaient dans la sylve et les récits des contemporains nous montrent le colon canadien d’alors, pareil au colon tunisien d’aujourd’hui : « Ces fistons des paroisses qui portent une bourse aux cheveux, un chapeau brodé, une chemise à manchettes, des mitasses aux jambes et qui, dès qu’ils sont en âge d’être mariés, ont chacun un cheval[2]. »

Le Canadien français est resté un défricheur incomparable : maintenant encore, il est, partout, à l’avant-garde dans l’Ouest qui s’ouvre devant lui ; c’est là qu’il faut le voir, entouré de sa nombreuse famille, fidèle à la religion, à la langue, au souvenir de la mère patrie, c’est là que « l’habitant » vit dans sa maison de bois, « faisant chantier » et continuant contre la forêt la lutte dont ses pères lui ont légué la tradition. Il ne craint pas sa peine.

Ainsi cette robuste race s’est enracinée et s’enracine chaque

  1. Vers 1740, après « la grande paix, » le commerce du Canada se balançait par environ 2 millions à l’importation de la métropole contre pareille somme à l’exportation. Il faut multiplier par trois au moins, pour avoir la valeur actuelle et par dix pour avoir le total du commerce extérieur et intérieur. — Voyez Salone, p. 400.
  2. On peut débattre sur cette question de la prospérité du Canada vers le milieu du XVIIIe siècle. Voyez tout le chapitre V du livre de Salone : « Ce que coûte la Nouvelle-France. » La colonie se plaint, la métropole se plaint ; tout cela est dans le cours normal des choses. Il n’y avait pas de grosses fortunes au Canada, mais une réelle aisance, et de l’épargne et de la dépense. Cela ressort nettement de toute la correspondance de Montcalm. Hocquart écrit au ministre, en 1732, ce mot qui, je crois, résume la situation : » Tous ont des dettes ; mais ces débiteurs satisfont peu à peu. » Salone, p. 423.