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étiez resté quelques minutes de plus, vous auriez vu que ce fameux argument décisif était trouvé enfin : car je n’avais rien à vous répondre. Est-il possible de démontrer que la richesse est vaine et mauvaise à un homme qui la convoite ardemment ? Est-il possible de démontrer à un amoureux que sa belle est laide ? Si j’admire profondément la musique italienne du XIXe siècle ou le théâtre de Shakspeare, si je brûle de goûter et de regoûter ces œuvres d’art, les critiques et les esthètes pourront argumenter à leur aise : je demeurerai inébranlable comme une tour. Je veux jouir de cette beauté, et cela suffit. Si je suis envahi par la fureur patriotique, jamais personne ne me prouvera que Pietro Micca n’a pas été le plus noble des héros ; si l’esprit de saint François est descendu en moi, je resterai sourd aux préceptes du bushido japonais ou aux raisonnemens de Nietzsche. Et la voilà, la solution de toutes les difficultés que nous avons si longuement examinées ; la voilà, claire et simple ! Un critérium sûr de la beauté, de la vertu, de la vérité, un étalon de mesure pour les qualités du monde peut être affirmé et imposé, non par l’intelligence, mais par la volonté. C’est la volonté, non la philosophie et les livres des philosophes, qui est la source profonde des valeurs…

Il se tut un instant et nous regarda ; puis, comme s’il avait lu dans notre silence que cette formule restait obscure pour nous, il ralluma son cigare et dit :

— Je ne suis pas grand clerc en ces matières, vous savez, et j’en parle un peu au hasard, selon ce que me suggère le bon sens. Mais je n’arrive pas à comprendre comment, à force de courir le monde, les hommes modernes ont fini par perdre de vue cette vérité si évidente : la raison, la pensée, la philosophie peuvent bien développer, mais elles ne peuvent pas poser les premiers principes d’un art ou d’une morale, les définitions élémentaires de la beauté ou de la vertu que tout art et toute morale ont nécessairement pour point de départ. Ces définitions-là, la volonté seule est capable de les poser. Et pourtant, cette vérité est la clé de toutes les difficultés théoriques et pratiques de notre époque. Lorsque je suis revenu d’Amérique et que, afin de passer le temps, je me mis à étudier pour mon propre compte, je fus d’abord ébahi : tant de philosophies, tant de morales, tant d’esthétiques, tant de partis politiques, tant d’écoles juridiques ! et toutes ces doctrines armées jusqu’aux