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Il ne vous sera donc point difficile de comprendre pourquoi, à dix-huit ans, j’entrai comme étudiant à la Faculté des Lettres. J’étais fou alors, cela ne fait pas de doute ; j’étais plein d’ambitions démesurées, ridicules ; mais mon désir de savoir était sincère. Avec quelle ardeur je me jetai sur les livres de sociologie, de philosophie et d’histoire qui avaient en ce temps-là le plus de vogue, et aussi sur d’autres qui n’avaient plus la vogue ou qui ne l’avaient pas encore ! La malchance fut que, non seulement mes maîtres considéraient comme livres dangereux et défendus presque tous ceux que je lisais avec le plus de plaisir et de profit, mais encore qu’ils eurent la prétention de m’enfermer dans une cave où ils s’amusèrent à émietter devant moi les chefs-d’œuvre de la littérature et les grandes idées des philosophes, m’obligeant à rester du matin au soir à genoux, le nez contre terre, pour ramasser par-ci par-là ces miettes imperceptibles ; et, non contens que je me fusse voué à la pauvreté, ils s’efforcèrent en outre de tuer par tous les moyens mon intelligence. « Si vous voulez un sujet sérieux, étudiez l’aoriste dans les fragmens de Xénophane, » me dit un jour un de mes professeurs, à qui j’avais confié mon intention d’entreprendre une étude sur l’origine et le développement de l’idée de progrès. Je perdis ainsi quatre années. Je bâclai un roman, deux drames, un système de philosophie et je ne sais combien de poèmes ; à dix-huit ans, je me croyais un génie universel, et j’avais tort ; mais, après quatre ans d’études, j’avais peur de n’être bon à rien, ce qui n’était pas un moindre tort : car, en somme, j’ai prouvé, je crois, que j’étais capable de faire quelque chose.

— Ce que vous me dites ne m’étonne point, interrompis-je en soupirant.

— N’est-ce pas la vérité ? reprit Alverighi. Je suis heureux de vous entendre confirmer mes paroles... Alors je me révoltai et je m’enfuis en Amérique. Vous rappelez-vous, Ferrero ? A Rosario, je vous ai parlé de l’un de mes professeurs, le seul qui m’ait voulu du bien ; mais il n’avait pas le sens commun, le pauvre homme, et il parlait de l’Amérique comme s’il y avait été chez lui, tandis qu’il la connaissait à peu près comme la planète Mars. Comment diable s’était-il mis dans la tête que l’Amérique eût besoin de latin et de philosophie ? A tout propos, il me répétait qu’il y avait en Europe trop de philosophie et de latin, mais que, en revanche, il y en avait trop peu en Amérique.