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sa part, il est également préoccupé de faire surgir la moralité de la réalité de notre être, et d’expliquer l’obligation ; il veut à la fois se tenir à l’expérience et ne rien sacrifier des notions métaphysiques. On a pu dire qu’il cherchait « une manière scientifique de justifier les grandes idées morales, idéal, bien en soi, responsabilité, mérite[1]. »

L’idée de moralité, d’après la philosophie de Fouillée, est donc imposée par la vie même. À la formule cartésienne : Je pense, donc je suis, il ajoute une variante : Je pense, donc nous sommes. Et à partir du moment où la pensée a formulé cette maxime, elle a créé la morale, non pas comme une invention commode et provisoire, mais comme une nécessité de la vie, qui est par nature, non pas isolée, mais sociale, non pas comme une idée métaphysique, supérieure à l’expérience, transcendante, mais comme une force positive, scientifique. Un des caractères de la pensée est le désintéressement. Concevoir des objets, c’est les considérer comme indépendans de celui qui les pense, comme ayant une existence à eux. Penser, faire attention à une image ou à une idée, c’est donc déjà s’oublier soi-même, sortir de soi, et ainsi se trouver dans la vie de l’esprit un élément d’altruisme. La satisfaction d’user de son intelligence, l’instinct raisonneur, suppose une tendance à penser selon des règles impersonnelles et désintéressées, une faculté de sympathie intellectuelle. Mais il faut aller plus loin : un sujet, quel qu’il soit, n’en comprend bien un autre qu’en faisant effort pour se mettre à sa place ; il dépasse l’égoïsme, et le désintéressement intellectuel aboutit à une sorte de bonté. Plus l’intelligence prend conscience d’elle-même, cède à son besoin de comprendre, plus elle développe la faculté de désintéressement, plus elle invite à sortir de soi et à faire attention à l’existence d’autrui. Guyau, dans les Vers d’un philosophe, fait ainsi parler Spinoza :


On ne peut plus haïr l’être qu’on a compris.
Je tâche donc toujours d’aller au fond des âmes.
Nous nous ressemblons tant ! Je retrouve, surpris,
Un peu du bien que j’aime au cœur des plus infâmes,
Et quelque chose d’eux jusqu’en mon dur mépris,
Aussi je n’ose plus mépriser rien. La haine
N’a même pas en moi laissé place au dédain :
Rien n’est vil sous les cieux, car il n’est rien de vain.

  1. D. Parodi, Le problème moral et la pensée contemporaine.